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appartenir, soit aux affaires, soit à la magistrature secondaire.

— Vous avez deviné juste, monsieur, j’en conviens. Que voulez-vous, nous autres bourgeois, nous n’avons jamais fréquenté la cour, et nous devons pécher par notre manque d’usage.

— Ah ! voilà que vous vous piquez, vous avez tort ! Je ne prétends nullement que la bourgeoisie, et croyez que la politesse n’entre pour rien dans ce que je vous dis-là, soit, ni par ses manières, ni par son intelligence, inférieure à la noblesse ; non, telle n’est point ma pensée, Je constate seulement qu’elle en diffère ! La hauteur que montrait la noblesse prouvait qu’elle sentait le besoin de cacher, par une fausse dignité la faiblesse de son institution ; l’espèce de morgue et de fierté guindée que montre la bourgeoisie de notre siècle prouve au contraire qu’elle sent ses forces, et pressent qu’elle, aussi, va devenir aristocratique à son tour.

Après le dîner, et lorsque l’abbé eut dit les grâces, mon hôte me proposa d’aller faire avec lui un tour de parc : j’acceptai son offre.

Notre conversation ne toucha en rien aux événements du jour. On eût dit que pour mon hôte la révolution n’existait pas. Seulement, il m’apprit qu’il avait servi pendant trente ans dans le régiment de cavalerie de Royal-Champagne, et qu’il conservait un doux souvenir de sa carrière militaire.

Je brûlais, quant à moi, d’envie de l’interroger, et d’apprendre comment en l’an II de la République, il pouvait se faire qu’il n’eût en rien modifié son ancien genre de vie et qu’il menât aussi ostensiblement un train d’aristocrate, sans que personne songeât à l’inquiéter ; mais les convenances retenaient l’expression de ma curiosité. Le reste de la journée se passa d’une façon fort agréable, l’abbé ayant mis à ma disposition la bibliothèque du château. Après le souper qui se passa avec le même cérémonial que le dîner, le vieux commandeur nous fit une lecture de la Vie des hommes illustres de Brantôme.

Je ne puis exprimer le plaisir que je pris à entendre cette voix un peu rude et hautaine, qui avait fait retentir jadis les mers d’Afrique de ses commandements, redire, en ce style expressif et naïf que tout le monde connaît, les exploits des vieux capitaines dont parle Brantôme. Il me semblait que le commandeur lui-même avait dû faire partie de ces hardis aventuriers, et qu’il ne revenait aujourd’hui dans cette grande salle gothique, que pour enflammer l’ardeur et le courage de ses arrière-petits-neveux aux récits de ses prouesses passées !

À dix heures, après avoir fait les prières du soir en commun, on se sépara.

Mon hôte me souhaita une bonne nuit, m’accompagna avec un valet de pied qui nous précédait portant un candélabre allumé, jusqu’à la porte de ma chambre.

Après avoir retracé sur mon calepin les principaux événements de la journée, je me couchai et j’éteignis ma lumière ; mais de longtemps il me fut impossible de m’endormir, mon imagination montée et intriguée se livrait aux conjectures les plus bizarres et les plus hasardées.

Le résultat de mes pensées fut que mon hôte devait être non-seulement un homme de cœur, mais bien encore d’intelligence. Seulement je ne pouvais m’expliquer comment, pour la première fois qu’il me voyait, sans savoir mes antécédents, sans même connaître mon nom, il avait osé se montrer si à nu devant moi, et m’admettre pour ainsi dire dans l’intimité de sa famille.

Cette inconséquence et cette imprudence de la part d’un homme aussi sensé, qu’il me paraissait l’être, me semblaient tout à fait étranges.

Pendant les trois à quatre premiers jours qui suivirent mon arrivée au château, aucun incident digne d’être rapporté ne vint rompre la monotonie de la vie calme et heureuse que je menais.

Le quatrième jour, c’était un dimanche, mon hôte me demanda, après le déjeuner, s’il me serait agréable d’assister à la messe.

— Ah ! monsieur, lui répondis-je, voilà que je vous surprends faisant une concession à la révolution.

— Quelle concession ? me demanda-t-il avec étonnement.

— Mais celle de reconnaître les prêtres assermentés.

— Vous vous trompez ; c’est l’abbé qui doit officier.

— Alors votre proposition, quelque bienveillante qu’elle soit au fond, me rend tout bonnement passible, si je l’accepte, de la peine capitale. Assister à un office divin célébré en cachette…

— Vous vous trompez encore, me dit le comte en m’interrompant ; l’office sera célébré très-publiquement dans la chapelle du château, et devant une nombreuse assistance.

En effet, ayant, poussé par la curiosité, accepté l’offre de mon hôte, je me rendis, une demi-heure plus tard, à la chapelle que je trouvai envahie déjà par les campagnards des alentours.

Quant au comte et à sa famille, ils étaient assis à l’ancien banc seigneurial : on leur donna de l’encens et on leur offrit en grande cérémonie le pain bénit, Tout cela était si en dehors des habitudes nouvelles de la France, que je fus au moment de douter de la réalité de ce que je voyais : je me demandais si je ne rêvais pas.

Pendant une semaine que je restai encore au château, mes hôtes continuèrent à se montrer vis-à-vis de moi d’une prévenance, d’une délicatesse extrêmes : mes moindres souhaits étaient devinés et accomplis. Il était impossible de pousser plus loin qu’ils ne le faisaient, le devoir de l’hospitalité.


VIII

Cette semaine écoulée, j’appris une grande nouvelle qui me causa une assez vive émotion, c’est-à-dire que notre bataillon était désigné pour aller au siége de Toulon : l’ordre me fut donné de rejoindre le corps au plus vite.

Je m’empressai de communiquer cette nouvelle à mon hôte, et après lui avoir notifié mon intention de partir de suite, je le remerciai, ainsi que toute sa famille, de l’hospitalité sans pareille que j’avais trouvée dans leur château. Chacun me souhaita une heureuse chance et un bon voyage, et le comte voulant me conduire jusqu’à Roussillon, ordonna d’atteler sa voiture.

— Vraiment, mon cher monsieur, me dit-il, lorsque nous nous trouvâmes seuls et en tête-à-tête dans son carrosse, je ne puis trop vous louer de la discrétion que vous avez montrée. Depuis près de quinze jours que vous vivez parmi nous, il vous a fallu déployer une grande force de caractère pour résister à votre curiosité. Vingt fois je vous ai vu vous éloigner brusquement de moi au moment où une question allait tomber de vos lèvres. À présent que nous sommes sur le point de nous séparer, probablement à tout-jamais, demandez-moi tous les éclaircissements que vous désirez avoir, je suis prêt à vous répondre.

— Monsieur, lui répondis-je, je ne sais trop comment reconnaître votre générosité et votre franchise. Oui, en effet, ma curiosité a été et est encore vivement excitée. Je profiterai donc, sans me faire prier, de la permission que vous voulez bien me donner.

— Parlez, je suis, je vous le répète, à vos ordres.

— Expliquez-moi, je vous en supplie, comment il peut se