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— Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire moi-même à votre chambre, me dit l’inconnu.

Je m’inclinai eu signe d’adhésion et de remercîment, et je suivis mon guide. Une minute plus tard, j’étais installé dans une pièce magnifiquement meublée, et dont les croisées donnaient sur le parc.

— Vous trouverez ici tout ce qu’il vous faut pour votre toilette, me dit alors mon bienveillant conducteur. Au reste, si vous manquiez de quelque chose, vous n’auriez qu’à sonner : les domestiques sont à vos ordres.

— Vraiment, monsieur le baron, lui répondis-je, je ne sais comment vous remercier de votre bienveillante complaisance. Il est impossible d’exercer l’hospitalité d’une façon plus gracieuse.

— C’est moi qui dois vous remercier de ce titre de baron que vous venez, par pure courtoisie et en homme bien élevé, de me donner, me dit-il en souriant, seulement, vous vous êtes trompé, je ne suis pas baron. Avant l’abolition de la noblesse, on m’appelait comte. Mais le moment du dîner s’avance, nous dinons au château à une heure, et à peine vous reste-t-il quelques minutes pour songer à votre toilette. Désirez-vous que je vous envoie mon valet de pied ? Non, dites-vous, très-bien ! alors je vous ferai avertir lorsque nous nous mettrons à table, car j’espère que vous voudrez bien nous faire l’honneur, à moi et à ma famille, de partager notre modeste ordinaire. À revoir !

Le comte me salua alors d’une légère inclination de tête et s’en fut, me laissant en proie à un assez vif sentiment de surprise, — Quel peut-être cet homme ? me demandai-je tout en époussetant mon uniforme souillé de poussière. Un traître où un orgueilleux ? Car enfin, pour qu’il ose rester en ce moment en France, il faut qu’il soit soutenu par l’accomplissement d’un grand devoir au par une rare impudence ! Il faut nécessairement, ou qu’il se croie indispensable à son parti, où qu’il soit imbu de l’idée que la République n’oserait poursuivre un homme de sa condition !

J’achevais mon monologue et ma toilette, lorsque le comte vint lui-même m’annonçer que l’on allait servir le diner. Je m’empressai de le suivre.

Après avoir traversé plusieurs pièces, dont j’admirai en passant la richesse, je pénétrai dans une magnifique salle à manger gothique, où j’aperçus une table luxueusement dressée. Il y avait sept couverts.

Presque au même instant une porte à doubles battants s’ouvrit, et un valet en grande livrée annonça :

— Monsieur le marquis, monsieur le chevalier, mesdemoiselles, monsieur l’abbé.

On conçoit avec quelle curiosité mon regard se porta sur les nouveaux venus. Le premier qui entra, celui que le valet ait appelé monsieur le marquis, était un grand et beau vieillard à la moustache rude et blanche, à l’aspect martial. Son visage, sillonné d’une énorme balafre et de rides profondes, ressemblait à ces figures d’anciens guerriers que l’on trouve dans les tableaux du moyen âge.

Le chevalier, enfant de seize à dix-sept ans, ne présentait rien de remarquable dans sa personne, si ce n’est une allure dégagée et une expression d’intrépidité et d’étourderie qui, du reste, me parurent s’allier fort bien avec sa taille dégagée et sa jambe bien faite ; il portait un habit de cour de la dernière fraîcheur.

Les deux demoiselles, suivant le chevalier, pouvaient avoir de treize à quatorze ans : elles promettaient de devenir de fort jolies femmes. Quant à l’abbé, gros homme trapu, à la figure insignifiante et colorée, il n’attira que médiocrement mon attention, j’avais déjà vu beaucoup de ses collègues qui lui ressemblaient.

Le comte, avant de se mettre à fable, me présenta aux convives ; j’appris ainsi que le beau vieillard, son frère ainé, était un ancien commandeur ; que le chevalier était le fils de mon introducteur, et les demoiselles, ses filles.

À peine étions-nous assis qu’un essaim de valets, tous en grande livrée, envahit la salle à manger et se mit à nous servir avec autant de zèle que d’intelligence.

Le comte et le marquis leur ayant adressé plusieurs fois la parole, ceux-ci leur répondirent constamment en employant la troisième personne et en leur donnant leurs titres. Je croyais rêver.

— Je vois à votre air étonné, caporal, me dit en souriant le comte, que notre intérieur vous surprend à l’égal d’un mystère. Mon Dieu ! cela s’explique pourtant d’une façon bien simple, par l’habitude. Voilà vingt ans que nos domestiques sont habitués à nous traiter avec respect et à nous appeler marquis, comte et chevalier ; ils n’ont pu se faire encore aux nouveaux usages et se décider à nous traiter de citoyens. Et puis, en vérité, nous ne sommes pas aussi coupables que nous en avons l’air de prime-abord. Il faut nous excuser de vivre de notre ancienne vie, puisque la nouvelle société ne nous reconnaît pas et que les lois nous laissent à la porte.

— Jusqu’à ce que nous les y mettions nous-mêmes, s’écria avec pétulance le jeune chevalier, et j’espère que cela ne sera pas trop long.

— Mon fils, — lui dit son père d’un ton moitié affectueux et moitié sévère, — vous venez de prononcer là de mauvaises paroles. Oubliez-vous devant qui vous parlez ?

Le comte me désigna alors, et, me saluant légèrement, fit une pause et poursuivit : — devant un défenseur du pouvoir actuel, devant un soldat de la République.

— Monsieur, lui dis-je, je vous remercie du tact exquis avec lequel vous avez averti votre fils, et cela en évitant de me froisser, du danger auquel il pourrait s’exposer en s’exprimant ainsi qu’il vient de le faire, devant un inconnu, Rassurez-vous. J’aime la République, et, par conséquent, je suis loin d’éprouver de l’enthousiasme pour les misérables qui nous gouvernent aujourd’hui.

Mon opinion est que l’on doit, avant tout, respecter celle des autres : que tant qu’un citoyen ne trouble pas la paix publique, ne prêche pas la révolte et se contente d’exprimer simplement ses souhaits, la société n’a rien à lui reprocher. J’aime la liberté d’un amour trop pur pour la confondre avec l’odieuse tyrannie qui courbe et avilit aujourd’hui la France, et je hais la démagogie de toutes les forces de mon honnêteté et de mon âme. Au reste, seriez-vous des conspirateurs et auriez-vous l’imprudence de dévoiler devant moi vos plans et vos projets, que votre qualité de mon hôte vous garantit de ma discrétion.

Le comte m’avait écouté en silence et ses yeux fixés sur les miens.

— Monsieur, me répondit-il en souriant lorsque j’eus cessé de parler, cette fois est le première de notre vie que nous nous soyons vus ; jamais encore, n’est-ce pas, nous ne nous étions trouvés en présence ? Eh bien ! d’après les paroles que vous venez de prononcer, je crois pouvoir, sans me tromper, vous dire qui vous êtes.

— Dites, monsieur, j’avouerai si vous trouvez juste.

— Vous ne vous fâcherez pas de ma franchise ?

— J’aurais à cela d’autant plus mauvaise grâce que votre intention, j’en suis persuadé, n’est nullement de m’offenser.

— Que Dieu me préserve d’une semblable pensée ! À la façon quasi-solennelle, presque pompeuse, et, passez-moi ce mot, que je vous supplie de ne pas prendre en mauvaise part, un peu guindée dont vous vous exprimez, il est évident pour moi que vous êtes un membre de ce que l’on appelait jadis la bonne bourgeoisie. Monsieur votre père devait