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— Je connais à présent, sans les avoir même entrevus, les propriétaires de ce château, pensai-je.

Comme personne ne se présentait pour me recevoir, je frappai avec la crosse de mon fusil le pavé de la cour, et me mis à détacher tranquillement mon sac, ainsi qu’un homme qui, se sachant chez lui, ou du moins ne doutant pas que l’on puisse songer un instant à lui refuser l’hospitalité, n’a besoin ni d’encouragement, ni de permission pour se mettre à son aise.

Les courroies de mon sac passées sous mon bras et les boutons de mon habit à moitié défaits, j’allais, voyant que l’on ne venait pas à ma rencontre, me diriger vers le perron qui conduisait aux logements du château, lorsqu’un gros petit homme, revêtu d’un habit gris à boutons d’or, et porteur d’une volumineuse perruque, apparut au haut du perron, m’observa un instant en silence, et daigna enfin se diriger vers moi.

Au reste, comme il est probable que cette démarche lui coûtait, le gros petit homme ferma à moitié ses yeux, rejeta sa tête en arrière et me regarda avec une insolence et un air de mépris profond.

Je jugeai que j’allais avoir affaire au baron, et je me promis de lui rendre la monnaie de sa pièce et de lui faire payer cher son outrecuidance. Ce fut lui qui le premier prit la parole :

— Holà ! l’homme au fusil et au sac, me dit-il en pinçant les lèvres et en s’arrêtant à deux pas de moi, que voulez-vous ? Qui vous amène ici !

— Je viens ici en garnisaire ! lui répondis-je fort doucement, afin de le laisser se mettre bien dans son tort.

— Garnisaire ! Qu’est-ce cela ? répéta le baron, en haussant les épaules d’un air de mépris, encore quelque invention patriotique ! Merci, l’ami, nous n’avons pas besoin ici de cette marchandise, vous pouvez continuer voire chemin.

— Veuillez lire auparavant cet ordre, citoyen, lui répondis-je toujours avec la même modération.

— Un ordre ! et de qui ? Il y a donc encore un pouvoir en France ?

— Mais il y a, si je ne me trompe, celui de la république !

— Pardon, monsieur, je ne connais pas, me dit le baron en jetant à mes pieds mon billet de logement.

Ma foi, cette dernière insulte comblait la mesure ; j’éclatai :

— Misérable insolent ! lui dis-je en m’avançant tout contre lui, il existe encore un pouvoir dont je ne vous ai pas parlé : c’est celui que possède l’homme de cœur sur le lâche, celui que je dois exercer sur vous ! Ramassez ce papier, misérable !… vite… sans perdre une seconde… ou craignez que je n’oublie dans ma colère le mépris que vous méritez seul, et que je vous traite avec une brutalité dont je me repentirais plus tard en songeant à votre poltronnerie, mais dont vous commenceriez par être la victime.

Le baron, devinant sans doute à ma pâleur, à l’animation de mon regard et au tremblement de ma voix, que je ne pourrais plus me contenir longtemps, et craignant peut-être que je fisse usage de mon fusil, se décida à ramasser le billet de logement qui gisait honteusement à mes pieds, et me le rendit.

— La réparation n’égale pas l’offense, lui dis-je ; je n’accepterai ce billet de vous que lorsque vous me le présenterez à genoux… et prenez garde… votre hésitation pourrait vous coûter la vie !…

Le baron, me voyant soulever mon fusil, tomba à mes pieds et consenti à l’affreuse démarche que j’exigeais de lui.

— À présent, citoyen, lui dis-je, nous sommes quittes ; si vous vous repentez d’avoir été un lâche, et que vous vous sentiez assez de courage pour vouloir venger votre honneur, je suis à vos ordres.

Le baron, pour toute réponse, se releva et se sauva à toutes jambes en criant à l’assassin et au secours.

Ne voulant pas rester dehors et craignant qu’il ne refermât les portes derrière lui, je me mis à sa poursuite et pénétrai à sa suite dans le château.

Je dois avouer que cette conduite inqualifiable me paraissait de la part d’un noble, — car mon opinion ne me rend pas injuste, et je ne voudrais pas nier l’admirable courage de la noblesse française, — un fait aussi extraordinaire qu’inexplicable.

À peine venais-je, toujours à la poursuite du baron, de franchir les marches du perron, que je me trouvai entouré par cinq à six domestiques qui se tenaient dans l’antichambre.

— Si l’un de vous me touche, je l’étends mort à mes pieds !

Cette menace sembla, — car ils me serraient de trop près déjà pour que je pusse faire usage de mon fusil, — médiocrement effrayer les drôles.

— Assommez ce bandit ! criait de son côté le baron en excitant ses valets.

C’était une scène de confusion impossible à décrire.

Dieu sait quel eût été pour moi le dénoûment de cette aventure, et j’avoue que je songeais déjà à battre en retraite, quand à l’aspect d’un homme âgé d’environ cinquante ans, fort simplement vêtu, d’une figure et d’une démarche imposantes, qui entra, venant de l’intérieur du château, dans l’antichambre, un grand silence se fit.

— Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce tumulte et ces cris ? demanda le nouveau venu d’une voix ferme et accentuée.

— Il y a, citoyen, lui répondis-je, que je suis tombé dans un guet-apens.

— Qui êtes-vous, monsieur ? Comment vous trouvez-vous ici ?

— L’uniforme que je porte répond à votre question ; quant à ma présence dans ce château, ce billet de logement la motive !

L’inconnu prit le billet que je lui présentais, y jeta les yeux, et, me le rendant avec beaucoup de politesse :

— Vous êtes parfaitement en règle, me dit-il, mais cela ne m’explique pas la scène de violence qui se passait tout à l’heure ! Vous aurait-on manqué d’égards ? Auriez-vous à vous plaindre de mes gens ?

À cette question, je compris que je m’étais grossièrement trompé en prenant le gros petit homme aux boutons d’or, pour le maître du château, et que ce titre appartenait à mon nouvel interlocuteur.

— Oui, citoyen, lui répondis-je, on a voulu en effet m’insulter, mais comme ma vengeance a dépassé l’offense, je n’ai plus à me plaindre…

— Votre conduite est inexcusable, s’écria-t-il en s’adressant d’un air sévère aux domestiques qui, tremblants et confus, n’osaient plus lever les yeux. L’uniforme d’un soldat français, quelle que soit la couleur de la cocarde qui le surmonte, a droit, ne l’oubliez pas, aux respects de tous !… Quant à l’hospitalité, c’est là un de ces devoirs sacrés que l’on doit toujours exercer, non-seulement avec conscience, mais encore avec bonheur. Remerciez ce militaire de sa générosité qui l’empêche de me livrer le nom des coupables.

Les domestiques, confus, me balbutièrent aussitôt des excuses, dont j’arrêtai l’expression par un signe de main : je remarquai que le gros petit bonhomme aux boutons d’or était, de tous, celui qui se montrait alors le plus humble vis-à-vis de moi : j’appris plus tard qu’il remplissait au château les fonctions d’intendant.