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à mon fils, que la réquisition me réclame, je puis vous jurer, devant Dieu, que voici cinq ans que je n’en ai entendu parler et que je ne sais ni où il est, ni s’il appartient encore à ce malheureux monde !

La résignation noble et digne du paysan m’avait été droit au cœur ; il augmenta bientôt la sympathie que j’éprouvais pour lui, en ajoutant d’un ton de simplicité qui me parut atteindre jusqu’à la grandeur antique :

— Mes enfants, ne soyez point effrayés ainsi. Ce militaire a tout comme vous un père et une mère. En nous voyant réunis, il songera à sa famille. Vous voyez qu’il ne pourra être méchant !

— Merci, mon brave homme, m’écriai-je en lui prenant la main, vous venez de me juger comme je mérite de l’être et tel que je me montrerai avec vous. D’abord et avant tout, je dois vous déclarer que, si le devoir me force à remplir le rôle de garnisaire, ma sensibilité se révolte contre cette mission. Je renonce donc, et cela avec le plus grand plaisir, aux trois francs que vous devez me compter chaque soir. Je ne vous demande qu’une chose, c’est que ma présence parmi vous ne vous dérange en rien de vos occupations et n’augmente pas votre dépense. Vous m’accorderez une place à votre table, vous me laisserez partager votre ordinaire, et vous vous figurerez que votre famille se compose d’un enfant de plus.

Le bon vieillard voulut me répondre, mais trahi par son émotion, il ne put pendant un moment prononcer une parole : la pression de sa main, que je tenais dans les miennes, me parut préférable à un long discours.

Je me rappellerai toute ma vie, dût-elle se prolonger au-delà de la durée humaine, des huit jours que je passai dans la chaumière du bon Roger, — c’était le nom de mon hôte ; — ce que l’on eut pour moi de ces soins et de ces prévenances qui ne ressemblent pas plus à la servilité que l’amitié ne se rapproche de la flatterie, est incroyable ; je me sentais aimé, j’étais heureux !

Toutefois, comme les habitants de la campagne ignorent le savoir-vivre des villes, je ne tardai pas à m’apercevoir que mon séjour chez Roger le forçait à s’imposer des privations et nuisait au bien-être de sa famille, Je résolus de le libérer de cette charge.


VII

Un matin que j’étais à respirer l’air sur le devant de la porte, je vis passer le maire du village, et je me déterminai à mettre à profit cette occasion, pour accomplir mon projet.

Courant aussitôt au-devant de l’officier, municipal et l’arrêtant par sa carmagnole :

— Citoyen, lui dis-je, j’ai besoin de te parler et je te prie de m’écouter avec attention. Je ne suis encore que simple caporal, c’est vrai ; mais je t’avertis que mon cousin germain fait partie de la Convention, qu’il m’est tout dévoué, ne voit que par mes yeux et m’a prié de lui adresser des rapports sur la province et sur les campagnes… À présent, j’arrive au fait…

— Ton uniforme seul suffit pour te valoir ma bienveillance, citoyen défenseur de la patrie, me répondit le maire d’un ton qu’il essaya de rendre gracieux.

— Il ne s’agit pas ici de bienveillance, il n’est question que de justice, Tu m’as envoyé comme garnisaire dans la cabane du citoyen Roger…

— Aurais-tu à te plaindre de lui ? Qu’il tremble !

— Tout au contraire, c’est lui qui a à se plaindre de moi, ou pour être plus exact, de la République. Je prétends que le laboureur Roger, honnête et brave travailleur qui gagne à peine de quoi soutenir sa famille, a le droit de se plaindre de ce que, ne pouvant qu’au moyen de la plus stricte économie joindre, comme on dit, les deux bouts, on lui ait envoyé un garnisaire.

En frappant ainsi le paysan probe et laborieux, ce n’est pas seulement un pauvre homme sans défense bien, mais bien aussi la République que l’on attaque ; car ces injustices la font haïr…

— Mais, citoyen, je te ferai observer, me dit le maire stupéfait de ce langage si nouveau pour lui…

— Tu ne me feras rien observer du tout ! continuai-je en l’interrompant. Il faut que j’écrive aujourd’hui une longue lettre à mon cousin de la Convention, et je n’ai pas de temps à perdre, Terminons donc au plus tôt cette affaire. Je désire, ou je veux, choisis l’expression qui te conviendra le mieux, que tu m’assignes un autre logement. Et, entendons-nous bien, je désire que ce soit chez un homme riche, ou du moins à son aise, afin que ma présence ne soit pas pour lui une cause de sacrifices au-dessus de ses moyens.

Le maire réfléchit pendant quelques secondes, puis, me regardant entre les yeux :

— Es-tu brave, citoyen ? me demanda-t-il enfin.

Je sentis à cette question le rouge me monter au visage ; mais, faisant un effort sur moi-même pour contenir mon indignation :

— Je suis Français et je porte l’uniforme de la République, lui répondis-je froidement.

— Pardon, je n’ai pas voulu t’offenser ! Mais c’est que, vois-tu, il y a bravoure et bravoure. Tel homme se bat comme un lion sur un champ de bataille, qui tremble au moment d’entrer dans un salon. Tel autre monte en héros, aux sons de la musique et des trompettes, à l’assaut d’une redoute, qui, seul, la nuit, dans la campagne, se trouvant perdu, et sachant que dans les environs rôde un ennemi, se blottit dans un buisson et attend, en proie à toutes les angoisses de la terreur, l’arrivée du jour.

— Voici bien des phrases pour une adresse que je te demande.

— Je tenais à t’avertir… Mais je vois que tu comptes sur toi-même… Suis-moi, je vais te donner un nouveau billet de logement.

— Très-bien ! Et pour aller chez qui ?

— Eh mais, chez notre seigneur !

— Que dis-lu ! chez votre seigneur ! répétai-je avec surprise.

— C’est un reste d’habitude, me répondit le maire en rougissant jusqu’aux oreilles, je voulais dire chez le citoyen Pierre, l’ex-baron ou marquis de je ne sais plus quoi ! Tiens, citoyen, voici ton billet de logement ; bien du plaisir et beaucoup de chance.

Je fus prendre congé de Roger et de sa bonne famille ; quoique mon nouveau billet de logement ne dût m’éloigner d’eux que d’une heure de marche, ils pleurèrent en me disant adieu, comme si je partais pour un lointain voyage.

Après avoir recueilli quelques indications sur ma route, j’arrivai enfin devant un magnifique château qui était entouré d’un parc immense, et éloigné de toute habitation : c’était là la demeure que m’assignait mon billet de logement.

Remarquant que la grille d’entrée n’était pas fermée à clé, je la poussai et pénétrai hardiment dans la cour.

Je m’aperçus alors avec étonnement que des écussons en pierre, sculptés sur les murailles, écussons qui représentaient sans doute les armes des propriétaires du château, avaient été respectés par la main des hommes ; aucune mutilation ne se voyait ; seulement ces insignes féodaux étaient recouverts par une légère couche de mortier, qui en altérait à peine les formes.