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— Je te demande bien pardon, au nom de mes administrés, lui dit-il, mais si tu savais dans quelle horrible position ils se trouvent, tes entrailles de guerrier seraient attendries ! Depuis que des troupes sillonnent le pays, ils ont été tellement mis à contribution, que je n’exagère pas en avançant qu’une bonne moitié d’entre eux se trouve réduits à une once et demie de pain par jour pour toute nourriture… Mais, ne te fâche pas… Je vais m’empresser de vous faire servir à souper…

— C’est déjà quelque chose, mais un lit ?

— Quoique ma femme soit sur le point d’accoucher, elle va se lever et vous céder le sien… quant au mien, inutile d’ajouter qu’il est à vos ordres.

— Ta femme est prête d’accoucher, interrompit Anselme, alors elle a besoin de repos ; ne la dérange pas. Nous ne sommes pas des cannibales ? Mais ne m’as-tu pas parlé certain souper ?…

— On va vous le servir à l’instant ! donnez-vous la peine d’entrer !

Anselme, complètement désarmé par ce bon accueil, s’empressa de jeter sa borne à dix pas de lui, dans la rue, avant de suivre le maire.

Dix minutes plus tard, à la vue d’un repas substantiel que l’on nous apporta, la figure de mon compagnon se dérida tout à fait, et se retournant vers moi :

— Eh bien, me dit-il, la complainte du Juif-Errant ne manque pas d’une certaine vérité. Les bourgeois de Vienne en Dauphiné sont d’une humeur fort docile…

— Quand on enfonce les portes de leurs maisons.

— Au fait, je dois convenir que, sans mon expédient du caillou, nous courions fort le risque de coucher à jeun à la belle étoile.

Notre repas terminé, et pour Anselme un repas n’était terminé que quand il ne restait plus que la nappe sur la table, nous priâmes le maire de vouloir bien nous indiquer un endroit pour passer la nuit.

— Toutes les maisons de la ville sont occupées par vos compagnons, nous dit-il, Voulez-vous, c’est le seul local dont je puisse disposer, aller coucher à l’église : on y a établi des magasins de fourrage, et vous y serez très-bien.

Il était tard, nous devions nous remettre en marche le lendemain au point du jour, nous acceptâmes.

Jamais je n’oublierai, quoique aucun événement extraordinaire ne l’ait signalée, cette nuit que je passai à l’église. Entouré de décombres, couché sur la paille et appuyé contre un tombeau, je ne pus fermer les yeux jusqu’au lendemain. Les débris de l’autel, les vitraux cassés qui jonchaient le sol, me plongèrent dans une profonde rêverie en évoquant à mes yeux le temps passé.

Je réfléchis à cette terrible et subite métamorphose qui s’était opérée dans les mœurs de la France, à ce changement brusque et sans transition d’une crédulité aveugle, mais au moins respectable, à un scepticisme éhonté, et je finis par m’avouer que la passion humaine, en faussant le principe républicain, n’avait encore remplacé les préjugés détruis, ni par une vertu ni par une croyance.

Quant à Anselme, quoiqu’il fût sincèrement dévoué au nouvel ordre de choses, il ne put voir sans indignation que les caveaux où reposaient les pères eussent été démolis pour fournir du salpêtre.

— La révolution devrait bien au moins respecter les tombeaux ! me dit-il avec une sensibilité et un sentiment dont je ne le soupçonnais pas capable.

Ce fut avec un vif sentiment de plaisir que nous vîmes briller les premiers feux de l’aurore ; nous nous empressâmes de sortir et d’aller rejoindre notre bataillon qui se formait en bataille sur la place. Pendant tout le temps que dura notre étape, c’est-à-dire jusqu’au bourg de Roussillon, qui n’est guère éloigné de Vienne que de quatre lieues, nous traversâmes un pays morne et isolé.

C’était à peine si, dans les villages où nous passions, nous apercevions de temps en temps, à travers les carreaux épais et verts des chaumières, la tête craintive et curieuse d’un enfant attiré par le son de nos tambours : partout régnait un silence de mort ! On eût dit un pays dévasté par une épidémie terrible et dont les habitants s’étaient enfuis !

À l’arrivée du bataillon à Roussillon, notre commandant trouva des ordres de l’autorité supérieure, qui lui enjoignaient de nous éparpiller en garnison dans les villages et les bourgs voisins.

Cette nouvelle, qui offrait en perspective à mes compagnons de la maraude et des profits, fut accueillie par la plupart d’entre eux, pour ne pas dire par tous, avec une grande joie. Quant à moi, elle me consterna. J’avais bien pris mon parti d’aller faire le coup de fusil à la frontière, mais je ne pouvais m’accoutumer à l’idée de servir d’instrument de vengeance.

Cependant il fallait bien obéir. Seulement je me promis d’apporter une extrême douceur dans l’accomplissement de ma consigne.

Le lendemain matin, on me désigna, à une portée de fusil du Roussillon, une chaumière où je devais aller me mettre en garnisaire.

— Quand donc aura-t-on besoin de nous à la frontière ? dis-je à Anselme. Je ne puis t’exprimer, cher ami, la répugnance avec laquelle je me rends à mon poste. Ce rôle de tourmenteur, que l’on nous impose, me répugne au-delà de toute expression. Je ne puis me faire à l’idée que mon arrivée dans une chaumière où règne probablement, en ce moment, la paix, va éveiller les craintes des braves gens qui l’habitent, peut-être faire couler leurs pleurs et changer cette paix en désespoir !

— Est-ce que cela nous regarde, nous ? Est-ce qu’il ne faut pas des hommes pour défendre la République ? Pourquoi les jeunes gens, désignés pour marcher, refusent-ils de se soumettre, et laissent-ils leurs parents exposés à la colère du pouvoir ?

— Oui, mais les parents, eux, ne sont pas coupables.

— C’est possible. Cependant il est certain que si on ne les tourmentait pas, jamais leurs enfants ne rejoindraient leurs drapeaux.

— C’est juste, Anselme. On ne peut laisser périr la République, et laisser arriver l’étranger en France ; mais n’importe, je te répète que ce rôle de garnisaire ne me va pas.

Prenant alors mon fusil, je me dirigeai avec une répugnance pleine de lenteur vers la cabane qui m’était assignée, et où je ne tardai pas à arriver.

Lorsque j’entrai, je trouvai toute la famille à table : un cri d’effroi et de terreur qui salua ma présence, m’affecta péniblement.

— Qu’y a-t-il, citoyen, pour votre service ? me demanda un beau vieillard à barbe blanche, en se levant de table et en s’avançant vers moi. Apportez-vous un billet de logement ? En ce cas soyez le bien-venu. Nous ne sommes pas riches, muais cependant nous ferons de notre mieux pour ne vous laisser manquer de rien.

— Je ne viens pas avec un billet de logement, répondis-je en rougissant malgré moi, je suis envoyé chez vous comme garnisaire.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit le vieillard avec résignation et en jetant un triste et doux regard sur sa famille, qui semblait en proie à une terreur extrême.

Garnisaire ou non, vous n’en êtes pas moins un soldat de la France, et comme tel vous resterez le bien-venu ! Quant