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me coupe le cou, C’est bien le moins que l’on sache, au moins, à peu près, le motif qui vous conduit à l’échafaud.

— Nous voulons et nous allons te faire guillotiner, misérable ! s’écria le président, parce que tu as refusé d’accepter la monnaie de la nation, des assignats !

— Moi, j’ai refusé des assignats, répéta le boulanger d’un air d’indignation profonde. Ma foi, voilà qui me semble un peu curieux ! Mais personne n’est avide et curieux d’assignats comme moi ! Et la preuve, je puis vous la donner. Veuillez passer dans mon arrière-boutique et je vous montrerai un coffre qui regorge d’assignats de toute espèce, de toute forme, de toute valeur et de toute grandeur. C’est-à-dire que personne ne court comme moi après les assignats ! De ma part, c’est une passion !…

— Tes protestations mensongères ne peuvent rien contre un fait, dit un des membres du comité. Nous avions déjà reçu de nombreuses plaintes à ton sujet, et voulant nous assurer si elles étaient fondées nous t’avons adressé ce soir un émissaire qui t’a demandé un pain, offert un assignat, et que tu as refusé !…

— Ah ! oui, je me rappelle, dit le boulanger en riant, je ne pensais plus à cela ! le fait est que c’est vrai… j’ai voulu avoir du numéraire.

— Tu avoues donc ton crime !

— Mon crime ! ah ! mais non. J’avoue une fantaisie, un caprice qui m’ont passé par la tête et pas autre chose.

— Tu mens, et voilà bien assez de paroles inutiles.

— Quoi ! reprit vivement le boulanger, vous ne comprenez pas, vous qui êtes des gens si éclairés, que j’ai souhaité posséder quelques sous neufs, afin de me procurer de temps en temps le plaisir de donner des chiquenaudes à ce qui a été le corps de Louis XVI. Il me semble toujours que je l’attrape au beau milieu du nez.

À cette saillie grossière, le comité éclata de rire, et notre hôte continua avec une volubilité extrême :

— Mais, à présent que l’histoire de l’assignat est expliquée, savez-vous bien, citoyens, que c’est moi qui devrais me plaindre à vous des calomnies que l’on répand sur mon compte ! Dame ! ça se conçoit ! Je suis obligé de refuser tant de gens, que je dois posséder et que je possède en effet des ennemis de tous les côtés. Croiriez-vous que l’on a été jusqu’à prétendre que mon pain ne contient pas un cinquième de farine ; et, comme je vends aussi du vin, on a ajouté que trois personnes ont été gravement malades pour en avoir bu un verre chez moi ?

Eh bien, citoyens, permettez-moi de profiter du hasard heureux de votre présence ici pour démentir ces calomnies ! Vous vous devez à la justice… Vous allez goûter mon pain et mon vin ! Je consens à perdre la tête si vous y trouvez à redire sous le rapport de la qualité.

Le boulanger, tout en parlant ainsi, avait couvert son comptoir d’une nappe bien blanche, puis déposé ensuite sur cette nappe une douzaine de bouteilles de vin, un jambon de mine fort appétissante, et plusieurs pains à la croûte dorée.

Les membres du comité révolutionnaire me parurent suivre ces apprêts avec un certain plaisir, enfin, l’un d’eux s’adressant au président :

— Citoyen, lui dit-il, je sais que manger en dehors des repas est une chose nuisible à la santé, mais enfin nous nous devons avant tout à la justice, et je crois qu’il est de notre devoir de nous assurer si le citoyen boulanger a été calomnié, ou bien s’il livre à la consommation des aliments qui peuvent être nuisibles à la santé publique.

— C’est notre devoir, dit gravement le président.

Et tout le comité révolutionnaire s’assit devant le comptoir.

Deux heures plus tard, le président donnait d’une voix pâteuse le signal de la retraite, et déclarait en se soutenant