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l’époque du mariage du duc de Berry. À la tête de l’élite des notables de Chevrières, il alla au-devant de Marie-Caroline de Naples, jusqu’au territoire du Pin qui domine la montagne de Tarare.

« Là, il lui rendit hommage ; il était en costume béarnais ; il avait adopté ce costume pour uniforme, en combattant, en 1815, dans les rangs des chasseurs d’Henri IV. Aussi brave qu’humain, le roi de Chevrières ne se borna pas à affronter la mort dans ses foyers, en les rendant le refuge des proscrits, il servit aussi de son bras la cause des Bourbons. Dans ses mains l’outil employé à la culture des champs, défendit et le Dieu de ses pères et le sceptre légitime,

« Louis XVIII, qui avait apprécié ce dévoûment entier et extraordinaire, n’oublia pas le village fidèle qui paya un si touchant tribut à la royauté ; il demandait en souriant des nouvelles de son cousin le roi de Chevrières, et le pensionna. »

Ces explications étant données, je laisse parler mon manuscrit de l’an II.

Vains efforts ! À peine quelques jours se sont-ils écoulés depuis que j’ai quitté le village où nous nous arrêtâmes en venant de Saint-Priest, et il m’est impossible de me rappeler son nom. La première fois qu’une carte de France me tombera sous la main, je compléterai cette lacune.

L’appel des hommes terminé, on nous distribua nos billets de logement. Le mien ainsi que celui d’Anselme nous donnaient pour hôtel un boulanger. Mon compagnon, dont toutes les pensées semblaient concentrées dans la vie animale, se réjouit fort de la destination qui nous était assignée, En effet, le pain, à cette époque, présentait une denrée assez rare, et que l’on ne se procurait pas même toujours à prix d’argent, pour que la perspective d’en avoir à discrétion nous fût très-agréable.

Anselme, avec ces manières et ces formes affectueuses et caressantes qu’il devait à sa vie d’église, ne tarda pas à se mettre si avant dans les bonnes grâces de notre hôte, que ce dernier nous servit à notre souper un pain de deux livres.

Fatigués par la marche de la journée, nous allions nous retirer pour nous coucher, lorsque nous vîmes entrer dans la boutique un homme mal vêtu, assez âgé, et de mauvaise mine, qui demanda un pain.

— Volontiers, citoyen, lui dit notre hôte. Seulement, avant que je vous serve, veuillez me montrer votre argent.

— Me prends-tu donc pour un voleur ou un aristocrate ? s’écria avec indignation l’acheteur.

— Je te prends pour un homme affamé et pas pour autre chose. Or, comme tous les jours il arrive que des gens n’ayant pas le sou se jettent sur ma marchandise, et l’entamant tout d’abord à belles dents, commencent par y faire une forte brèche avant de m’avouer qu’ils manquent d’argent, j’ai pris la sage résolution de ne livrer mon pain qu’après avoir palpé le numéraire.

— Oh ! tu n’as rien à craindre avec moi, citoyen. Tiens voici : rends-moi le change.

L’homme à la mauvaise mine et à la toilette délabrée retira alors de la poche de sa veste, un chiffon de papier tout noir et tout crasseux qu’il présenta d’un air de triomphe à notre hôte.

— Qu’est-ce que cela ? demanda ce dernier.

— Parbleu, c’est un assignat de vingt livres ! Voyons, je te le répète, sers-moi vite et rends-moi ma monnaie.

— Je préfère ne pas te servir et te rendre ton assignat ! s’écria le boulanger. Que diable veux-tu que j’en fasse ?

— Que m’importe ! tu es patriote ou tu ne l’es pas ; si…

— Je suis patriote, c’est incontestable ; mais cela ne m’empêche pas d’être aussi un peu boulanger, interrompit vivement notre hôte. Comme patriote, j’accepte ton assignat, comme boulanger je te le rends !

— Prends garde, dit le mendiant d’un ton de menace, la loi punit de mort le traître qui refuse le papier de la République.

— Parbleu ! la faim punit également de mort le pauvre diable qui manque d’argent. Je préfère le premier genre de mort au second.

— Tu as bien réfléchi ? Ta résolution est inébranlable ?

— Tout à fait inébranlable, citoyen ; bonsoir.

Le mendiant n’insista plus, mais il se retira en proférant d’affreuses menaces et en annonçant qu’on aurait bientôt de ses nouvelles.

— Peut-être, citoyen, dit Anselme au boulanger, as-tu manqué de prudence avec cet homme. Je crois, quant à moi, que tu aurais mieux fait de prendre son assignat que de t’exposer à sa vengeance. Pour une demi-livre de pain tu en aurais été quitte.

— Cela t’est chose facile de parler ainsi, à toi qui es militaire, dit notre hôte en s’adressant vivement à mon compagnon, mais si tu te trouvais à ma place, je te jure que tu penserais autrement. Sais-tu bien qu’il ne se passe pas de jour où je ne reçoive une centaine de visites semblables à celle de tout à l’heure ! Or, si j’avais la faiblesse de céder une fois à la menace, qu’en résulterait-il ? que je n’aurais plus le droit de refuser un seul chiffon de papier, et qu’avant quinze jours je serais réduit à la plus affreuse misère. Ma foi, tant pis, le sort en est jeté et j’en ai pris mon parti : je continuerai à repousser les assignats.

— Mais, si l’on vous dénonce ?

— Je verrai alors à me retirer de ce mauvais pas. Je ne suis ni un imbécile, ni un garçon qui s’intimide et perde facilement son sang-froid. Je m’inspirerai des circonstances.

— Le comité révolutionnaire de ce village est-il sévère ?

— Ça ne se demande pas : il frappe d’abord, mais n’écoute pas ensuite. Après tout, une chose me rassure : les hommes, quoique fonctionnaires publics, ne cessent pas pour cela d’être des hommes. Il ne s’agit que de savoir tirer parti de leurs petites passions !… Et je te le répète, je ne manque ni de sagacité ni de sang-froid. Mais il se fait tard, et ma besogne me réclame. Bonne nuit, citoyens, à demain.

Notre hôte allait se retirer, et nous nous dirigions déjà, Anselme et moi, vers le lit que l’on nous avait dressé dans l’arrière-boutique, lorsque des coups violents et précipités, frappés à la porte de la rue, nous firent tressaillir de surprise et nous arrêtèrent.

— L’animal ne m’avait pas trompé : après avoir aboyé il a voulu mordre ! nous dit tranquillement le boulanger en se retournant de notre côté !

De nouveaux coups furieux ébranlèrent alors la porte, qui plia en grinçant, et le boulanger se hâta d’aller ouvrir.


V

Une dizaine d’hommes revêtus de carmagnoles et coiffés de bonnets rouges se ruèrent aussitôt dans la boutique : ils représentaient, nous l’apprîmes tout de suite, le comité révolutionnaire.

— Citoyens, que désirez-vous ? leur demanda notre hôte, sans se décontenancer ?

— Te faire guillotiner ! répondit d’un ton farouche le président du comité.

— Me faire guillotiner ! Parbleu, si vous croyez que cela puisse contribuer le moins du monde à la prospérité de la République, je suis loin de m’opposer à cette mesure. Toutefois, citoyens, comme vous êtes tous connus par votre justice et votre impartialité, j’espère que vous voudrez bien avoir la bonté de m’apprendre en quoi j’ai mérité que l’on