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— Ma foi, vous êtes si complaisant, monsieur Jacques, que je ne puis résister à vous demander un éclaircissement ; pourquoi donc tous ces hommes étaient-ils armés de faulx et de fusils ?

— Ah ! vous avez remarqué les faulx et les fusils ! Eh bien, je n’essayerai pas, ce qui me serait au reste facile, de vous tromper, et je vous avouerai tout franchement que ces armes étaient destinées à attaquer le détachement dont vous faites partie, s’il avait tenté de se livrer à ces excès qui sont malheureusement si communs aux troupes de la République, qu’ils déshonorent !…

— Merci de votre franchise, monsieur Jacques ; elle m’apprend du moins, — et réellement ce n’est pas chose facile que de savoir quelque chose avec vous, — que l’on n’est pas républicain à Chevrières.

— Non, citoyen, nous ne sommes pas et ne deviendrons jamais républicains à Chevrières, tant que le pouvoir sera entre les mains des bandits qui gouvernent aujourd’hui la France ! Vous ne connaissez pas le paysan, je vais vous apprendre ce qu’il est ; et de cette façon, notre conversation ne sera pas tout à fait perdue pour votre instruction.

— Parlez, monsieur Jacques, je vous écoute avec la plus grande attention !

— Le paysan étant essentiellement ignorant, possède une grande incrédulité : il se figure toujours que l’on veut abuser, pour le tromper, de son manque absolu d’instruction, et il se tient perpétuellement sur ses gardes. Les paroles et les promesses n’ont donc aucune action sur lui : il ne croit qu’aux faits. Cette explosion de l’esprit philosophique qui couvait en France depuis près d’un siècle et qui a fait irruption il y a cinq à six ans, n’a pas trouvé d’abord d’écho dans nos montagnes ; mais lorsque les révolutionnaires, passant de la théorie à l’application de leurs principes, obtinrent les affranchissements et les libertés réclamées par la nation, alors nos paysans entrèrent avec circonspection, mais du moins franchement, dans le mouvement du progrès.

Rien n’eût été facile à la République comme de conquérir à cette époque l’esprit des campagnes : elle n’avait pour cela qu’à agir en faveur des intérêts matériels de ses habitants. Elle prit une voie tout opposée : elle leur imposa d’énormes sacrifices et pesa de toutes les forces de sa tyrannie et de sa rapacité sur leur bien-être ; dès lors elle s’en fit des ennemis irréconciliables. Le paysan, je vous le répète, ne croit que ce qu’il voit ; nouveau saint Thomas, il faut que sa main touche pour que son esprit se rende à l’évidence.

Qu’en résulta-t-il ? Qu’ayant joui sous le roi d’une certaine prospérité, et que se trouvant spolié par la République, il personnifia dans le mot de royauté son bien-être ; dans celui de la République sa ruine et sa misère, et devint tout aussitôt royaliste fervent. Ah ! citoyen, si vos hommes d’action avaient été doués de quelque bon sens, s’ils avaient possédé la pratique de la vie, s’ils s’étaient adressés à l’égoïsme des campagnes, s’ils nous avaient pris par nos instincts grossiers, par notre cupidité, par notre côté mesquin, leur triomphe eût été certain et durable ! Mais non ! Enfiévrés par le succès et par un enthousiasme féroce, ils ont cru que les campagnards, moulés à leur diapason, partageraient leur délire et se laisseraient dépouiller au nom de la liberté ; c’est cette croyance qui les a perdus. Le paysan abandonne aisément une affection en faveur d’un intérêt ; mais sacrifier son intérêt à une affection, jamais ! Il aime ses enfants, mais il leur préfère son champ. Vous voyez, citoyen, continua M. Jacques, que je vous parle avec une franchise presque brutale, et que je ne ménage pas ma classe. Quant à moi, je dois ajouter que ma conviction de royaliste est une chose toute de sentiment.

M. Jacques avait cessé de parler que j’écoutais encore. Je ne revenais pas de mon étonnement, en trouvant chez cet homme obscur un bon sens aussi profond, allié à une élocution aussi facile, car le montagnard s’était exprimé avec une netteté et une aisance que beaucoup d’orateurs auraient pu lui envier.

— Vraiment, citoyen, lui dis-je, sans vos mains calleuses et sans votre teint hâlé, qui me prouvent que vous êtes réellement un laboureur, je vous prendrais volontiers pour un homme d’État déguisé et qui se cache.

— Le bon sens est-il donc devenu une chose tellement rare que quelques paroles sensées puissent vous étonner à ce point, me répondit-il en souriant.

— Peut-être ; en tout cas, permettez-moi de vous remercier de la franchise avec laquelle vous venez de vous exprimer devant moi, qui ne suis pour vous qu’un inconnu ; cette confiance de votre part prouve la générosité de votre caractère ; votre loyauté ne conçoit pas la trahison,

— Vous me faites meilleur où plus imprudent que je ne suis, me dit M. Jacques avec ce demi-sourire fin et profond qui m’avait déjà frappé et donnait tant de portée à ses paroles ; vous n’êtes nullement un inconnu pour moi, citoyen !

— Quoi ! vous me connaissiez avant notre entrevue de ce matin ?

— Parfaitement ! Je savais, par la conduite que vous avez tenue dans le cabaret de Saint-Priest envers un proscrit, que vous étiez un honnête homme et que l’on pouvait se fier à vous ! Mais voilà le jour qui commence à paraître, et mes occupations ne me permettent pas de continuer, quelque agréable qu’elle soit pour moi, cette conversation. Soyez assez bon, je vous en supplie, pour ne plus m’adresser aucune question. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous reconduire dans la chaumière que vous occupez. Partons !

M. Jacques sortit alors, et je le suivis en silence. À peine venions-nous de franchir le seuil de la porte de sa maison, que nous rencontrâmes une petite troupe de travailleurs, qui, armés de leurs outils, se rendaient aux champs ; tous, en apercevant M. Jacques, s’arrêtèrent spontanément et, portant la main à leurs coiffures, se découvrirent avec autant d’empressement et de respect que s’il se fût agi d’un prince du sang ou d’un très-grand personnage. M. Jacques leur répondit par une légère inclination de tête et les paysans continuèrent alors leur chemin.

— Il paraît, citoyen, lui dis-je, que vous jouissez, ce qui ne m’étonne au reste nullement, d’une haute considération à Chevrières ?

— On sait que je suis un honnête homme, citoyen, me répondit-il, voilà tout, Mais vous voici arrivé devant la chaumière où vous demeurez ; adieu et bonne chance !

M. Jacques me salua amicalement d’un signe de main et s’éloigna à grands pas.

Un dernier étonnement m’était réservé : en entrant dans la chaumière, dont je trouvai la porte ouverte, j’aperçus mon camarade Anselme, assis devant une table abondamment servie, s’escrimant avec ardeur contre un magnifique pâté.

— Ahi vous voici, Monteil ; me dit-il, la bouche pleine, vous arrivez à temps pour m’aider.

— Comment vous êtes-vous donc procuré ce splendide repas, Anselme ?

— Est-ce que je le sais, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Nous sommes ici dans un pays d’enchantements, et, ma foi, je vous avouerai que je commence à trouver assez agréables toutes ces surprises…

— Mais enfin, cette table ne s’est pas dressée d’elle-même.

— Qu’en savez-vous ? Cela ne m’étonnerait nullement. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’en me réveillant tout à l’heure, j’ai aperçu cet opulent ordinaire qui m’attendait.