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— Mais vous et moi, Anselme ?

— Eh bien, cher ami, nous resterons ce que nous sommes, de bons et d’honnêtes garçons, et nous molesterons le moins que cela nous sera possible les habitants, Quant à boire leur vin et à tordre le cou à leurs poules, dès que nous ressentirons les atteintes de la faim et de la soif, ce sont là des choses reçues et qui ne peuvent peser beaucoup sur notre conscience de militaire.

Anselme achevait à peine de prononcer ces paroles, quand où nous fit rompre les rangs ; munis chacun de notre billet de logement, nous nous dirigeâmes vers les habitations qui nous étaient désignées et que nous indiquèrent quelques enfants que nous trouvâmes blottis derrière les haies des jardins ou dans l’encoignure des portes des chaumières.

Nous trouvâmes, en entrant dans la cabane qui devait nous recevoir, une pauvre vieille femme, toute courbée et presque aveugle, qui filait son rouet. Ce fut à peine si notre entrée lui fit lever la tête.

— Nous sommes envoyés, la mère, pour tenir garnison chez vous, lui dit doucement Anselme ; mais ne craignez rien, nous ne sommes pas méchants et nous ne vous tracasserons pas !

— Ma pauvre maison est à votre service, mes bons militaires, nous répondit la vieille femme sans cesser de filer, c’est tout ce que je puis faire pour vous…

— J’espère, pourtant, que vous voudrez bien songer à nos repas ? s’écria Anselme avec inquiétude.

— Vos repas ! mes bons militaires, j’ai bien peur qu’ils ne soient guère de votre goût. Toute ma fortune se compose d’une chèvre et de quelques pieds de figuiers. Si vous aimez le lait et les fruits, vous serez servis à souhait.

— Une tasse de lait et quelques figues ! s’écria Anselme avec un désespoir comique et qui me fit partir d’un éclat de rire. Comment diable voulez-vous que nous vivions avec une ration pareille ? Voyons, un peu de bonne volonté, ou je me fâche…

— Vous pouvez bien vous fâcher, si cela vous amuse, mon bon et beau militaire, répondit notre hôtesse, sans manifester la moindre émotion. Que voulez-vous que me fasse votre colère ? Elle ne saurait m’atteindre.

— Prenez garde, la vieille ; plutôt que de nous laisser mourir de faim, nous tuerons votre basse-cour, nous saccagerons votre jardin, nous brûlerons votre mobilier ! s’écria mon camarade d’une voix de stentor, et en m’avertissant par un coup de coude de ne pas prendre au sérieux la comédie qu’il jouait.

— Je n’ai ni basse-cour, ni jardin, mon excellent militaire ! Quant à brûler mon mobilier, regardez autour de vous… que voyez-vous ?… Une chaise cassée, un rouet et un peu de paille… voilà tout ce que je possède au monde.

— Eh bien, nous vous tuerons, reprit Anselme d’une voix éclatante.

— Tuez-moi, mon doux militaire ! répondit notre hôtesse du même ton monotone et résigné, qu’elle avait conservé pendant toute cette conversation ; c’est un véritable service que vous me rendrez… Je suis vieille, infirme, et à charge à tout le monde sur la terre. Mon fils, qui eût pu adoucir mes derniers jours, celui-là même que, vous accusez d’être insoumis, est mort il y a plusieurs années et m’a laissée seule au monde… Ne dois-je pas désirer d’aller le rejoindre au ciel ?…

— Vieille sorcière, murmura Anselme avec humeur, je crois qu’il n’y a rien à en tirer.

— Dame ! Anselme, si cette malheureuse n’a rien…

— Le fait est qu’elle ne me paraît pas nager dans l’opulence… Mais voilà la nuit qui s’avance et nous sommes encore à jeun… si nous allions un peu à la maraude…

— Essayons, d’abord, de nous procurer, en payant, notre dîner, et si nous ne pouvons y parvenir, et bien, alors, nous marauderons…

Je me disposais à sortir, avec Anselme, lorsque la vieille femme nous adressa la parole :

— Mes bons militaires, je ne veux pas vous importuner par ma présence ; lorsque vous reviendrez, j’aurai quitté cette cabane…

— Nous n’entendons point vous chasser, ma brave femme ; lui dis-je.

— Je vous remercie bien, mon bon militaire, de votre obligeance, mais ne soyez pas en peine pour moi, il me sera facile de me procurer chez une amie un gîte pour cette nuit.

Je sortis alors avec Anselme pour parcourir le village, mais nous eûmes beau fouiller toutes les maisons, explorer tous les alentours, nous ne pûmes nous procurer même un semblant de repas. Nos camarades étaient dans une position pareille à la nôtre, aussi, de tous les côtés, n’entendait-on qu’imprécations et jurons.

Quant aux habitants très-peu nombreux, — ils n’étaient pas une vingtaine, — que nous rencontrâmes dans le village, ils étaient tous tellement infirmes et âgés, et semblaient si près de l’enfance, que les hommes les plus exaspérés de notre détachement ne songèrent pas à faire retomber sur eux leur mauvaise humeur.

Enfin, la nuit venue, et en désespoir de cause, nous résolûmes, Anselme et moi, de retourner à notre chaumière et d’accepter le lait et les figues que notre vieille hôtesse nous avait offerts.

Malheureusement, lorsque nous arrivâmes, notre hôtesse était partie.

— Anselme, dis-je à l’ex-dominicain, qui était tombé dans un morne désespoir, le proverbe prétend que « qui dort dîne ! » À défaut d’autre chose, couchons-nous.

— C’est, en effet, le seul parti qui nous reste à prendre ; à moins que nous préférions nous brûler la cervelle. Couchons-nous, me répondit-il.

Nous nous retirâmes alors dans la pièce du fond de la chaumière, — non sans avoir auparavant barricadé la porte d’entrée qui donnait sur la rue, — car définitivement il fallait bien reconnaître que l’on voulait nous traiter en ennemis, puis nous nous jetâmes tout habillés sur une botte de paille qui représentait notre lit.

Nous dormions presque déjà, lorsqu’il nous sembla entendre marcher dans la pièce d’entrée.

— Qui vive ! m’écriai-je en saisissant mon fusil.

— Ami, et venez, me répondit une voix qui ne me parut pas étrangère.

Nous nous mîmes d’un bond, Anselme et moi, sur pied, et fort intrigués de ce qu’après nous être barricadés, quelqu’un pût se trouver dans notre demeure, nous avançâmes en croisant la baïonnette.

Presque au même instant, le rayon d’une lanterne sourde éclaira notre chambre, et nous aperçûmes, avec un étonnement que je ne puis rendre, le prétendu paysan que, quatre jours auparavant, nous avions rencontré dans le cabaret de Saint-Priest.

— Il paraît, messieurs, nous dit-il en souriant, qu’il est de ma destinée de mourir de vos mains ; car deux fois seulement le hasard nous a mis en présence, et chaque fois vos fusils se sont levés contre moi.

— Comment avez-vous pu pénétrer ici ? lui demandai-je.

— D’une façon bien simple : par la porte.

— Elle était solidement barricadée ; m’écriai-je, et… Mais voilà qui est étrange, les barreaux n’ont point été ôtés, elle est toujours fermée !