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je faisais partie, avee Anselme, se mit en marche au point du jour ; le chef commandant notre expédition était un vieux capitaine qui, d’après ce que m’apprit mon camarade, ne brillait pas par son humanité et trouvait son plaisir dans les souffrances d’autrui.

Quoique la distance que nous eûmes à parcourir ne fût pas très-grande, les routes étaient si abominablement mauvaises, que nous mîmes trois jours entiers à atteindre le village de Chevrières, le point central de nos opérations.

Je n’ai jamais vu un site plus sauvage, plus agreste et plus pittoresque que celui de Chevrières : situé aux pieds d’immenses rochers aux formes fantastiques et bizarres, éloigné de toute habitation, et enveloppé sous le vert manteau de grandes forêts, ce village ressemble à une oasis perdue au milieu des déserts.

— Voilà une position géologique qui doit donner à réfléchir à notre capitaine, et qui pourrait bien compliquer sa mission, dis-je à Anselme. Il me semble impossible que les habitants de ce village ne soient pas des hommes rudes et indépendants ; la nature âpre et sauvage qu’ils ont sans cesse devant les yeux doit influer sur leur caractère ; j’ai bien peur que nous ne soyons venus nous heurter contre des volontés de granit.

— Ma foi, camarade, à vous parler franchement, cela m’est on ne peut plus égal : que je parvienne à me procurer un lit passable et une table suffisamment garnie, voilà tout ce que je demande. La réussite de notre mission me touche peu.

Environ une lieue avant d’arriver à Chevrières, nous trouvâmes un vieillard qui, une faucille sur son épaule, se rendait à ses travaux ; notre capitaine l’appela aussitôt.

— Citoyen, lui dit-il, voici plus de deux heures que du sommet d’une hauteur nous avons aperçu le village de Chevrières, et cependant il me paraît que nous ne sommes pas encore près d’arriver, car tu es le premier habitant que je rencontre. Dis-moi, — car, grâce à tous ces maudits sentiers à peine tracés, et qui se croisent en tous sens ; on ne sait plus où se diriger, — faisons-nous bonne route ?

— Oui, citoyen, répondit le vieillard avec un accent montagnard très-prononcé et en se disposant à poursuivre son chemin, mais notre commandant le retint et continuant ses questions :

— Tu es de Chevrières, n’est-ce pas ? Eh bien, je t’apprendrai que ton village est fort mal noté dans les papiers de la République ; on prétend qu’il sert de refuge à tous les insoumis à la réquisition, que c’est un vrai nid de conspirateurs ; voyons, réponds-moi franchement la vérité et n’essaye pas de m’en imposer, car cela pourrait te coûter cher : ces accusations sont-elles fondées ?

— Ah ! ce sont-à de vilains mensonges, mon bon officier, s’écria le vieillard, dans un patois que je dois traduire ici pour l’intelligence du lecteur, et que nous eûmes beaucoup de mal à comprendre ; tous les jeunes gens de Chevrières sont partis pour l’armée et versent en ce moment leur sang pour la République. Les jeunes filles sont dans la désolation, et les vieillards comme moi se voient obligés, à défaut des bras vigoureux de leurs enfants, d’aller travailler à la terre ! Cela ne fait rien, l’idée que nous possédons enfin la République soutient nos forces, nous empêche de nous plaindre et ranime notre courage.

— Je ne te retiens plus, tu peux continuer ton chemin ; mais malheur à toi si tu as voulu me tromper !

Le vieillard s’empressa de profiter de la permission qui lui était accordée, et d’un pas rapide, vu son grand âge, il disparut bientôt entre les rochers, dans une direction opposée à celle que nous suivions.

— N’avez-vous pas remarqué, camarade, dis-je à Anselme, l’air narquois avec lequel ce villageois à répondu aux questions de notre capitaine., Je ne sais si je suis en ce moment le jouet de mon imagination, mais il me semble qu’il règne dans ces parages-ci un silence étrange et qui n’est pas naturel.