Vous vous trompez, madame ; je veux donner Marguerite à celui qu’elle aime ; je veux donner Marguerite non pas à Lusignan le proscrit, mais à M. le baron Anatole de Lusignan, gouverneur, pour sa majesté, de l’île de la Guadeloupe, et qui attend sa femme sur mon vaisseau. Voilà sa commission ; prenez ces deux papiers, madame, et remettez-les vous-même à vos enfans.
Oui, j’en conviens, voilà pour l’ambition d’Emmanuel et le bonheur de Marguerite.
Et en même temps pour votre tranquillité à vous, madame ; car Emmanuel et Marguerite partent ce soir, l’une pour retrouver son époux, l’autre pour rejoindre son régiment, et vous demeurez isolée dans ce vieux château comme vous l’avez désiré tant de fois ; n’est-ce point cela, madame, et me serais-je trompé ?
Mais comment me dégager avec M. le baron de Lectoure ?
Le marquis est mort, madame, n’est-ce point une cause suffisante à l’ajournement d’un mariage que la mort d’un mari et d’un père ?
Remettez dans deux heures cette lettre au baron de Lectoure.
Maintenant, monsieur, que vous avez rendu justice aux innocens, faites grâce à la coupable. Vous avez des papiers qui constatent votre naissance ; vous êtes l’aîné, selon la loi du moins, vous avez droit au nom et à la fortune d’Emmanuel et de Marguerite. Que voulez-vous en échange de ces papiers ?
Permettez-moi de vous appeler une seule fois ma mère, et appelez-moi une seule fois votre fils.
Est-ce possible !
Vous parlez de rang, de nom, de fortune ! eh ! qu’ai-je besoin de tout cela ? je me suis fait un rang auquel peu d’hommes de mon âge sont montés ; j’ai acquis un nom qui est la bénédiction d’un peuple et la terreur d’un autre ; j’amasserais si je le voulais, une fortune à léguer à un roi. Que me font donc votre nom, votre rang et votre fortune à moi ? si vous n’avez pas autre chose à m’offrir, si vous ne me donniez pas ce qui m’a manqué toujours et partout, ce que je ne puis me créer, ce que Dieu m’avait accordé, ce que le malheur m’a repris… ce que vous seule pouvez me rendre… une mère ! ah ! rendez-moi ma mère !
Mon fils !… mon fils !… mon fils !…
Ma mère !… ah ! le voilà donc enfin sorti de votre cœur ce cri que j’attendais, que je demandais, que j’implorais !… merci, mon Dieu, merci !
Regarde-moi ! depuis vingt ans, voilà les premières larmes qui coulent de mes yeux ! donne-moi la main ; (elle la place sur son cœur) depuis vingt ans, voilà le premier sentiment de joie qui fait battre mon cœur !… viens dans mes bras !… depuis vingt ans voilà la première caresse que je donne et que je reçois !… ces vingt ans, c’est mon expiation sans doute, puisque voilà que Dieu me pardonne ; puisque voilà qu’il me rend les larmes, la joie, les caresses ! Merci, mon Dieu… merci mon fils !…
Ma mère !…
Et je tremblais de le revoir !… je tremblais en le revoyant !… je ne savais pas, moi… j’ignorais quels sentimens dormaient dans mon propre cœur ! Oh ! je te bénis !… je te bénis !…
Que fais-tu ?
N’entendez-vous pas, ma mère ?
Deux coups de canon !
Le troisième m’indiquera qu’il faut me rendre à bord.
Tu pars donc ?
Cette nuit.
Béni soit donc le fils pieux qui après vingt ans d’angoisses et de tortures est venu rendre le calme à sa mère !
Adieu !
Adieu !
Adieu, ma mère, adieu ! adieu, je pars !
Et moi, je reste seule entre deux tombeaux !