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Emmanuel ? vous m’avez dit, au contraire, que votre sœur…

emmanuel.

Vous la verrez.

lectoure.

Ce sera un grand désappointement pour cette pauvre Mme de Chaulnes… (Se retournant.) Qu’est ce ?

jasmin, entrant.

Mlle Marguerite d’Auray fait demander à monsieur le baron de Lectoure l’honneur d’un entretien particulier.

lectoure.

À moi ? avec le plus grand plaisir ?

emmanuel.

Mais non, c’est une erreur ; vous vous trompez, Jasmin.

jasmin.

J’ai l’honneur d’assurer à monsieur le comte que je m’acquitte exactement de l’ordre qui m’a été donné.

emmanuel.

Impossible, baron, envoyez promener cette petite sotte.

lectoure.

Point du tout ; qu’est-ce qu’une Barbe-Bleue de frère comme celui-là ? Jasmin, dites à ma belle fiancée que je suis à ses pieds, à ses genoux, comme elle voudra. Et vous, comte, j’espère que vous aurez assez de confiance en moi pour permettre le tête-à-tête ?

emmanuel.

C’est ridicule.

lectoure.

Point, c’est convenable ; je ne suis pas une tête couronnée, moi, pour épouser une femme sur portrait et par ambassadeur ; je désire la voir en personne : franchement, est-ce qu’il y a difformité ?

emmanuel.

Eh ! non, par Dieu ! elle est jolie comme un ange.

lectoure.

Eh bien, alors, qu’est-ce cela veut dire ? Voyons, faut-il que j’appelle mes gardes ? (Emmanuel sort.) Enfin !… Jasmin, faites entrer.



Scène II

LECTOURE, MARGUERITE.
lectoure.

Pardon, mademoiselle, c’était à moi à solliciter la faveur que vous m’accordez, et la seule crainte d’être indiscret…

marguerite.

Je vous sais gré de cette délicatesse, monsieur le baron, et elle m’enhardit encore dans la confiance que j’ai en vous.

lectoure.

Quelle qu’elle soit, cette confiance m’honore, et je tâcherai de m’en rendre digne. (À part.) Sur mon âme, Emmanuel a raison, elle est charmante !

marguerite.

C’est que ce que j’ai à vous dire, monsieur le baron… pardon, mais je ne suis pas maîtresse…

Elle chancelle et cherche une chaise pour s’appuyer.
lectoure.

Bon Dieu ! mais c’est donc une chose bien difficile ? ou sans m’en douter, aurais-je l’air bien imposant ? (Il lui prend la main.) Parlez… comment, mais ce n’est pas assez d’une figure adorable… des mains charmantes, des mains royales !

marguerite, retirant sa main.

J’espère, monsieur le baron, que ce sont des paroles de pure galanterie ?

lectoure.

Non, sur l’honneur, c’est la vérité.

marguerite.

Et que même, penseriez-vous ce que vous dîtes, ce ne seraient point de pareils motifs qui vous feraient attacher un plus grand prix…

lectoure.

Si fait, je vous jure.

marguerite.

J’espère que vous regardez le mariage comme une chose grave ?

lectoure.

C’est selon, si je prenais une douairière, par exemple…

marguerite.

Enfin, monsieur, pardon, si je me suis trompée ; mais j’ai pensé parfois que vous vous étiez fait, sur l’union projetée entre nous, des idées de réciprocité de sentimens.

lectoure.

Jamais… non, jamais, depuis que je vous ai vue, surtout, je n’ai espéré être digne de votre… comment dirai-je ? de votre amour. Mais mon nom, ma position sociale, me rendent digne sinon de votre cœur, du moins de votre main.

marguerite.

Mais comment, monsieur, comment séparez-vous l’un de l’autre ?

lectoure.

Mais les trois quarts des mariages se font ainsi. On épouse… l’homme, pour avoir une femme ; la femme pour avoir un mari : c’est une position, un arrangement social ; que voulez-vous que les sentimens et l’amour aient à faire dans tout cela ?

marguerite.

Pardon, je m’explique peut-être mal ; la timidité d’une jeune fille en parlant d’un pareil sujet…

lectoure.

Point, vous parlez comme Clarisse Harlowe ; et c’est clair comme le jour, et je comprends très-bien.

marguerite.

Comment, monsieur, si, en descendant au fond de mon cœur, si, en interrogeant mes sentimens, j’y voyais l’impossibilité d’aimer jamais…