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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Mais, bientôt, Devéria quitta la peinture et la gravure pour la lithographie. Alfred alors prit, dans l’illustration bibliographique, la première place, que devait bientôt partager son frère, auquel il l’abandonna tout entière en mourant.

C’est que, pendant ce temps, Tony avait grandi à l’ombre de cette amitié, qui avait à la fois la familiarité fraternelle et la tendresse protectrice de la paternité.

Et, du moment que cette jeune existence s’enlaça à celle d’Alfred, elle ne la quitta plus : c’est pour ces deux artistes que la comparaison du lierre et de l’ormeau, de la liane et du chêne, semble avoir été faite.

Un jour, la mort brisa l’aîné ; mais celui qui survécut resta les pieds pris dans la tombe de celui qui était mort.

Tous deux, en effet, à partir de l’instant où ils se furent rejoints, marchèrent du même pas et de la même allure, sans qu’on pût savoir qui marchait le premier.

Tony se fondit dans Alfred, se fit graveur avec le graveur, dessinateur et peintre avec le dessinateur et le peintre, et nous vîmes alors ce spectacle unique d’une triple fraternité de sang, d’esprit et de talent.

Ce n’était pas comme sur les affiches de théâtre où le nom de l’aîné en art prime celui du cadet : tantôt on disait Alfred et Tony, tantôt Tony et Alfred. Jumeaux à la manière de ces Siamois qui ne pouvaient se séparer, un moment vint où eux-mêmes eussent voulu se séparer, qu’ils ne l’eussent pas pu. Aussi, pendant dix ans, l’histoire de l’un est-elle l’histoire de l’autre.

On ne peut pas plus séparer cette histoire qu’une lieue après Lyon, on ne peut séparer la Saône du Rhône ; qu’une lieue après Mayence, on ne peut séparer la Moselle du Rhin.

Une fois appuyés l’un à l’autre, ils se sentirent forts. Ce ne furent plus les dessins des autres qu’ils gravèrent : ce furent leurs propres dessins. L’eau-forte devint leur procédé favori ; et c’est alors que parurent les vignettes de Walter Scott, de Cooper et de Byron. À tous les grands noms littéraires, ils attachent leur nom. Il y a peu de grande poésie éparse dans le monde dont leur burin n’ait donné la traduction.