Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Son père était un riche négociant de Francfort, et ses aïeux étaient des protestants que la révocation de l’édit de Nantes avait contraints d’aller demander un asile à l’étranger.

Après un séjour de plusieurs années à Lyon, M. Johannot père avait fondé, à Francfort, la première grande manufacture de soieries.

Le commerce, arrivé au point où il l’avait porté, s’élève à la hauteur de la poésie ; d’ailleurs, il était excellent peintre de fleurs, passant sa vie avec des artistes.

En 1806, M. Johannot, ruiné, vint se fixer à Paris. Ce déplacement, triste pour ses parents-, fut joyeux pour Alfred. Tout changement, tout mouvement amuse l’enfance.

Sa mère, qui l’adorait, voulut seule se charger de son éducation ; de là peut-être ce que, pendant toute sa vie, on a pris chez lui pour de la tristesse, et ce qui n’était que cette tendresse pudique d’un cœur pétri tout entier par la main d’une femme.

Alfred Johannot avait huit ans lorsque, pour la première fois, on le conduisit au Louvre. — Vous rappelez-vous, vous qui lisez ces lignes, le Louvre de l’Empire ? C’était le rendez-vous de ce qu’il y avait de plus beau au monde ; tout chef-d’œuvre avait droit d’être là, et semblait n’être bien que là. — Il fut étourdi, émerveillé, ébloui ! il était entré là enfant, sans vocation : il en sortit adolescent et peintre. De retour chez son père, il prit le crayon, et ne le quitta plus.

Il avait un frère, graveur habile, Charles Johannot, mort avant lui, jeune comme lui, hélas ! L’âge des trois frères, au moment de la mort de chacun d’eux, faisait à peine l’âge d’un homme.

Ce frère lui prêta sa carte d’artiste. Grâce à cette carte, et sous la protection du nom fraternel, il put entrer au Louvre pour y travailler. Quand on voulait le punir cruellement, on lui disait : « Alfred, tu n’iras pas demain au Louvre. » Une fois au Louvre, il ne vivait plus, il n’existait plus, il s’absorbait dans son travail ; c’était en lui qu’il existait.

Un jour, isolé comme d’habitude avec sa pensée, génie encourageant qui lui disait tout bas ces paroles douces qui font