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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

jourd’hui gai, vert, spirituel, malgré ses soixante et dix ans ; inclinez-vous devant lui, vous tous, Séchan, Diéterle, Despléchin, Thierry, Cambon, Devoir, Moynet, rois, vice-rois et princes de la décoration moderne : c’est le père Ciceri qui a fait le cloître de Robert le Diable ! — en notre absence, dis-je, le père Ciceri avait fait poser les toiles, et coller le papier dessus. Tout était prêt, jusqu’aux couleurs, jusqu’aux brosses, jusqu’aux pinceaux.

On chauffa toutes les chambres à grand feu ; on se procura des chaises, des escabeaux, des tabourets de toutes les hauteurs ; on acheta une échelle double.

Granville, notre bon et excellent Granville, charmant peintre des hommes bêtes et des animaux spirituels, se mit le premier à l’œuvre.

C’est lui qui, en effet, avait la plus rude besogne sur les bras : on se rappelle qu’il s’était chargé d’un immense panneau, et de tous les dessus de porte.

Mais, hélas ! j’y pense seulement à cette heure, des dix artistes qui avaient mis leurs pinceaux à ma disposition, quatre sont aujourd’hui couchés dans le tombeau ! De ces dix cœurs qui battaient joyeusement à l’unisson de mon cœur, quatre sont éteints !

Qui vous eût dit alors, dans le joyeux atelier que vous couvriez de vos peintures, et que vous emplissiez de vos rires, pendant ces trois jours de causeries où pétilla incessamment ce charmant esprit dont les artistes ont seuls le secret ; qui vous eût dit, morts bien-aimés ! que, jeune encore, je vous survivrais, et que je m’arrêterais tout d’un coup en citant le nom de l’un de vous pour me dire : » Ce n’est point assez pour toi, leur frère, de citer leurs noms ; il faut que tu racontes ce qu’ils étaient comme hommes et comme artistes, comme caractère et comme talent ?… »

Tâche douce et triste à la fois que de parler des morts qu’on aime !

Il est minuit, au reste : c’est l’heure des évocations. Me voilà seul ; aucun regard profane ne luira dans l’ombre, effarouchant votre pudeur sépulcrale. Venez, frères ! venez ! racon-