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la dent de cette misère hideuse qui rongeait les plus belles provinces de cette superbe France qu’il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au joug de son bœuf favori ; la fille au jupon court et à la démarche alerte, qui portait l’eau sur sa tête à la façon des choéphores antiques ; le vieillard qui chantonnait une chanson de sa jeunesse en branlant sa tête blanchie ; l’oiseau familier qui jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine ; l’enfant bruni, aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de maïs ; tout parlait à Chicot une langue vivante, claire, intelligible ; tout lui criait, à chaque pas qu’il faisait en avant :

— Vois, on est heureux ici !

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot éprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries qui défonçaient les chemins de la France. Mais au détour du chemin, le chariot du vendangeur lui apparaissait chargé de tonnes pleines et d’enfants à la face rougie. Lorsque de loin un canon d’arquebuse lui faisait ouvrir l’œil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot songeait aux trois embuscades qu’il avait si heureusement franchies. Ce n’était pourtant qu’un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la plaine giboyeuse en lièvres pour gagner la montagne giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyère.

Quoiqu’on fût avancé dans la saison et que Chicot eût laissé Paris plein de brumes et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands arbres qui n’avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi, ils ne perdent jamais entièrement, les grands arbres versaient, du haut de leurs dômes rougissants, une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les horizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans les rayons du soleil, tout diaprés de villages aux blanches maisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné sur l’oreille, piquait