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plir quelques négociations si secrètes qu’il aurait cru imprudent de prévenir, même nous. Alors, le temps limité pour son absence serait huit jours.

Puis, se retournant vers Athos :

— Monsieur, dit-il, votre déclaration est de la plus grave importance ; voulez-vous la répéter sous le sceau du serment ?

— Monsieur, répondit Athos, j’ai vécu dans un monde où ma simple parole a été regardée comme le plus saint des serments.

— Cette fois cependant, Monsieur, la circonstance est plus grave qu’aucune de celles dans lesquelles vous vous êtes trouvé. Il s’agit du salut de toute une armée. Songez-y bien, le général a disparu, nous sommes à sa recherche. La disparition est-elle naturelle ? Un crime a-t-il été commis ? Devons-nous pousser nos investigations jusqu’à l’extrémité ? Devons-nous attendre avec patience ? En ce moment, Monsieur, tout dépend du mot que vous allez prononcer.

— Interrogé ainsi, Monsieur, je n’hésite plus, dit Athos ; oui, j’étais venu causer confidentiellement avec le général Monck et lui demander une réponse sur certains intérêts ; oui, le général, ne pouvant sans doute se prononcer avant la bataille qu’on attend, m’a prié de demeurer huit jours encore dans cette maison que j’habite, me promettant que dans huit jours je le reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur Dieu, qui est le maître absolu de ma vie et de la vôtre.

Athos prononça ces paroles avec tant de grandeur et de solennité que les trois officiers furent presque convaincus. Cependant un des colonels essaya une dernière tentative :

— Monsieur, dit-il, quoique nous soyons persuadés maintenant de la vérité de ce que vous dites, il y a pourtant dans tout ceci un étrange mystère. Le général est un homme trop prudent pour avoir ainsi abandonné son armée à la veille d’une bataille, sans avoir au moins donné à l’un de nous un avertissement. Quant à moi, je ne puis croire, je l’avoue, qu’un événement étrange ne soit pas la cause de cette disparition. Hier, des pêcheurs étrangers sont venus vendre ici leur poisson ; on les a logés là-bas aux Écossais, c’est-à-dire sur la route qu’a suivie le général pour aller à l’abbaye avec Monsieur et pour en revenir. C’est un de ces pêcheurs qui a accompagné le général avec un falot. Et ce matin, barque et pêcheurs avaient disparu, emportés cette nuit par la marée.

— Moi, fit le lieutenant, je ne vois rien là que de bien naturel ; car, enfin, ces gens n’étaient pas prisonniers.

— Non ; mais, je le répète, c’est un d’eux qui a éclairé le général et Monsieur dans le caveau de l’abbaye, et Digby nous a assuré que le général avait eu sur ces gens-là de mauvais soupçons. Or, qui nous dit que ces pêcheurs n’étaient pas d’intelligence avec Monsieur, et que, le coup fait, Monsieur, qui est brave assurément, n’est pas resté pour nous rassurer par sa présence et empêcher nos recherches dans la bonne voie ?

Ce discours fit impression sur les deux autres officiers.

— Monsieur, dit Athos, permettez-moi de vous dire que votre raisonnement, très-spécieux en apparence, manque cependant de solidité quant à ce qui me concerne. Je suis resté, dites-vous, pour détourner les soupçons. Eh bien ! au contraire, les soupçons me viennent à moi comme à vous et je vous dis : Il est impossible, Messieurs, que le général, la veille d’une bataille, soit parti sans rien dire à personne. Oui, il y a un événement étrange dans tout cela ; oui, au lieu de demeurer oisifs et d’attendre, il vous faut déployer toute la vigilance, toute l’activité possibles. Je suis votre prisonnier, Messieurs, sur parole ou autrement. Mon honneur est intéressé à ce que l’on sache ce qu’est devenu le général Monck, à ce point que si vous me disiez : Partez ! je dirais : Non, je reste. Et si vous me demandiez mon avis, j’ajouterais : Oui, le général est victime de quelque conspiration, car s’il eût dû quitter le camp, il me l’aurait dit. Cherchez donc, fouillez donc, fouillez la terre, fouillez la mer ; le général n’est point parti, tout au moins n’est pas parti de sa propre volonté.

Le lieutenant fit un signe aux autres officiers.

— Non, Monsieur, dit-il, non ; à votre tour vous allez trop loin. Le général n’a rien à souffrir des événements, et sans doute, au contraire, il les a dirigés. Ce que fait Monck à cette heure, il l’a fait souvent. Nous avons donc tort de nous alarmer ; son absence sera de courte durée, sans doute ; aussi gardons-nous bien, par une pusillanimité dont le général nous ferait un crime, d’ébruiter son absence, qui pourrait démoraliser l’armée. Le général donne une preuve immense de sa confiance en nous, montrons-nous-en dignes. Messieurs, que le plus profond silence couvre tout ceci d’un voile impénétrable ; nous allons garder Monsieur, non pas par défiance de lui relativement au crime, mais pour assurer plus efficacement le secret de l’absence du général en le concentrant parmi nous ; aussi, jusqu’à nouvel ordre, Monsieur habitera le quartier général.

— Messieurs, dit Athos, vous oubliez que cette nuit le général m’a confié un dépôt sur lequel je dois veiller. Donnez-moi telle garde qu’il vous plaira, enchaînez-moi, s’il vous plaît, mais laissez-moi la maison que j’habite pour prison. Le général, à son retour, vous reprocherait, je vous le jure, sur ma foi de gentilhomme, de lui avoir déplu en ceci.

Les officiers se consultèrent un moment ; puis après cette consultation :

— Soit, Monsieur, dit le lieutenant ; retournez chez vous.

Puis ils donnèrent à Athos une garde de cinquante hommes qui l’enferma dans sa maison, sans le perdre de vue un seul instant.

Le secret demeura gardé, mais les heures, mais les jours s’écoulèrent sans que le général revînt et sans que nul reçût de ses nouvelles.