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Aucun des officiers n’avait vu Athos, aucun par conséquent ne le connaissait. Le lieutenant de Monck demanda alors, à l’aspect d’Athos, si c’était bien là le même gentilhomme avec lequel le général était sorti de la tente.

— Oui, Votre Honneur, dit le sergent, c’est lui-même.

— Mais, dit Athos avec hauteur, je ne le nie pas, ce me semble ; et maintenant, Messieurs, à mon tour, permettez-moi de vous demander à quoi bon toutes ces questions, et surtout quelques explications sur le ton avec lequel vous les demandez.

— Monsieur, dit le lieutenant, si nous vous adressons ces questions, c’est que nous avons le droit de les faire, et si nous vous les faisons avec ce ton, c’est que ce ton convient, croyez-moi, à la situation.

— Messieurs, dit Athos, vous ne savez pas qui je suis, mais ce que je dois vous dire, c’est que je ne reconnais ici pour mon égal que le général Monck. Où est-il ? Qu’on me conduise devant lui, et s’il a, lui, quelque question à m’adresser, je lui répondrai, et à sa satisfaction, je l’espère. Je le répète, Messieurs, où est le général ?

— Eh ! mordieu ! vous le savez mieux que nous, où il est, fit le lieutenant.

— Moi ?

— Certainement, vous.

— Monsieur, dit Athos, je ne vous comprends pas.

— Vous m’allez comprendre, et vous-même d’abord, parlez plus bas, Monsieur. Que vous a dit le général, hier ?

Athos sourit dédaigneusement.

— Il ne s’agit pas de sourire, s’écria un des colonels avec emportement, il s’agit de répondre.

— Et moi, Messieurs, je vous déclare que je ne vous répondrai point que je ne sois en présence du général.

— Mais, répéta le même colonel qui avait déjà parlé, vous savez bien que vous demandez une chose impossible.

— Voilà déjà deux fois que l’on fait cette étrange réponse au désir que j’exprime, reprit Athos. Le général est-il absent ?

La question d’Athos fut faite de si bonne foi, et le gentilhomme avait l’air si naïvement surpris, que les trois officiers échangèrent un regard. Le lieutenant prit la parole par une espèce de convention tacite des deux autres officiers.

— Monsieur, dit-il, le général vous a quitté hier sur les limites du monastère ?

— Oui, monsieur.

— Et vous êtes allé ?…

— Ce n’est point à moi de vous répondre, c’est à ceux qui m’ont accompagné. Ce sont vos soldats, interrogez-les.

— Mais s’il nous plaît de vous interroger, vous ?

— Alors il me plaira de vous répondre, Monsieur, que je ne relève de personne ici, que je ne connais ici que le général, et que ce n’est qu’à lui que je répondrai.

— Soit, Monsieur ; mais comme nous sommes les maîtres, nous nous érigeons en conseil de guerre, et quand vous serez devant des juges, il faudra bien que vous leur répondiez.

La figure d’Athos n’exprima que l’étonnement et le dédain, au lieu de la terreur qu’à cette menace les officiers comptaient y lire.

— Des juges écossais ou anglais, à moi, sujet du roi de France ; à moi, placé sous la sauvegarde de l’honneur britannique ! Vous êtes fous, Messieurs ! dit Athos en haussant les épaules.

Les officiers se regardèrent.

— Alors, monsieur, dirent-ils, vous prétendez ne pas savoir où est le général ?

— À ceci, je vous ai déjà répondu, Monsieur.

— Oui ; mais vous avez déjà répondu une chose incroyable.

— Elle est vraie cependant, Messieurs. Les gens de ma condition ne mentent point d’ordinaire. Je suis gentilhomme, vous ai-je dit, et quand je porte à mon côté l’épée que, par un excès de délicatesse, j’ai laissée hier sur cette table où elle est encore aujourd’hui, nul, croyez-le bien, ne me dit des choses que je ne veux pas entendre. Aujourd’hui, je suis désarmé ; si vous vous prétendez mes juges, jugez-moi ; si vous n’êtes que mes bourreaux, tuez-moi.

— Mais, Monsieur ?… demanda d’une voix plus courtoise le lieutenant, frappé de la grandeur et du sang-froid d’Athos.

— Monsieur, j’étais venu parler confidentiellement à votre général d’affaires d’importance. Ce n’est point un accueil ordinaire que celui qu’il m’a fait. Les rapports de vos soldats peuvent vous en convaincre. Donc, s’il m’accueillait ainsi, le général savait quels étaient mes titres à l’estime. Maintenant vous ne supposez pas, je présume, que je vous révélerai mes secrets, et encore moins les siens.

— Mais enfin, ces barils, que contenaient-ils ?

— N’avez-vous point adressé cette question à vos soldats ? Que vous ont-ils répondu ?

— Qu’ils contenaient de la poudre et du plomb.

— De qui tenaient-ils ces renseignements ? Ils ont dû vous le dire.

— Du général ; mais nous ne sommes point dupes.

— Prenez garde, Monsieur, ce n’est plus à moi que vous donnez un démenti, c’est à votre chef.

Les officiers se regardèrent encore. Athos continua :

— Devant vos soldats, le général m’a dit d’attendre huit jours ; que dans huit jours il me donnerait la réponse qu’il avait à me faire. Me suis-je enfui ? Non, j’attends.

— Il vous a dit d’attendre huit jours ! s’écria le lieutenant.

— Il me l’a si bien dit, Monsieur, que j’ai un sloop à l’ancre à l’embouchure de la rivière, et que je pouvais parfaitement le joindre hier et m’embarquer. Or, si je suis resté, c’est uniquement pour me conformer aux désirs du général, Son Honneur m’ayant recommandé de ne point partir sans une dernière audience que lui-même a fixée à huit jours. Je vous le répète donc, j’attends.

Le lieutenant se retourna vers les deux autres officiers, et à voix basse :

— Si ce gentilhomme dit vrai, il y aurait encore de l’espoir, dit-il. Le général aurait dû accom-