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premier appel on pouvait avoir main-forte en une seconde.

— En ce cas, milord, dit le gentilhomme d’un ton aussi calme que si depuis longtemps il eût été lié d’amitié avec son interlocuteur, je suis très-décidé à parler à Votre Honneur, parce que je vous sais honnête homme. Au reste, la communication que je vais vous faire vous prouvera l’estime dans laquelle je vous tiens.

Monck, étonné de ce langage qui établissait entre lui et le gentilhomme français l’égalité au moins, releva son œil perçant sur l’étranger, et avec une ironie sensible par la seule inflexion de sa voix, car pas un muscle de sa physionomie ne bougea :

— Je vous remercie, Monsieur, dit-il ; mais, d’abord, qui êtes-vous, je vous prie ?

— J’ai déjà dit mon nom à votre sergent, milord.

— Excusez-le, Monsieur ; il est Écossais, il a éprouvé de la difficulté à le retenir.

— Je m’appelle le comte de La Fère, monsieur, dit Athos en s’inclinant.

— Le comte de La Fère ? dit Monck, cherchant à se souvenir. Pardon, Monsieur, mais il me semble que c’est la première fois que j’entends ce nom. Remplissez-vous quelque poste à la cour de France ?

— Aucun. Je suis simple gentilhomme.

— Quelle dignité ?

— Le roi Charles Ier m’a fait chevalier de la Jarretière, et la reine Anne d’Autriche m’a donné le cordon du Saint-Esprit. Voilà mes seules dignités, Monsieur.

— La Jarretière ! le Saint-Esprit ! vous êtes chevalier de ces deux ordres, Monsieur ?

— Oui.

— Et à quelle occasion une pareille faveur vous a-t-elle été accordée ?

— Pour services rendus à Leurs Majestés.

Monck regarda avec étonnement cet homme, qui lui paraissait si simple et si grand en même temps ; puis, comme s’il eût renoncé à pénétrer ce mystère de simplicité et de grandeur, sur lequel l’étranger ne paraissait pas disposé à lui donner d’autres renseignements que ceux qu’il avait déjà reçus :

— C’est bien vous, dit-il, qui hier vous êtes présenté aux avant-postes ?

— Et qu’on a renvoyé ; oui, milord.

— Beaucoup d’officiers, Monsieur, ne laissent entrer personne dans le camp, surtout à la veille d’une bataille probable ; mais moi, je diffère de mes collègues et aime à ne rien laisser derrière moi. Tout avis m’est bon ; tout danger m’est envoyé par Dieu, et je le pèse dans ma main avec l’énergie qu’il m’a donnée. Aussi n’avez-vous été congédié hier qu’à cause du conseil que je tenais. Aujourd’hui, je suis libre, parlez.

— Milord, vous avez d’autant mieux fait de me recevoir, qu’il ne s’agit en rien ni de la bataille que vous allez livrer au général Lambert, ni de votre camp, et la preuve, c’est que j’ai détourné la tête pour ne pas voir vos hommes, et fermé les yeux pour ne pas compter vos tentes. Non, je viens vous parler, milord, pour moi.

— Parlez donc, Monsieur, dit Monck.

— Tout à l’heure, continua Athos, j’avais l’honneur de dire à Votre Seigneurie que j’ai longtemps habité Newcastle : c’était au temps du roi Charles Ier et lorsque le feu roi fut livré à M. Cromwell par les Écossais.

— Je sais, dit froidement Monck.

— J’avais en ce moment une forte somme en or, et à la veille de la bataille, par pressentiment peut-être de la façon dont les choses se devaient passer le lendemain, je la cachai dans la principale cave du couvent de Newcastle, dans la tour dont vous voyez d’ici le sommet argenté par la lune. Mon trésor a donc été enterré là, et je venais prier Votre Honneur de permettre que je le retire avant que, peut-être, la bataille portant de ce côté, une mine ou quelque autre jeu de guerre détruise le bâtiment et éparpille mon or, ou le rende apparent de telle façon que les soldats s’en emparent.

Monck se connaissait en hommes ; il voyait sur la physionomie de celui-ci toute l’énergie, toute la raison, toute la circonspection possibles ; il ne pouvait donc attribuer qu’à une magnanime confiance la révélation du gentilhomme français, et il s’en montra profondément touché.

— Monsieur, dit-il, vous avez en effet bien auguré de moi. Mais la somme vaut-elle la peine que vous vous exposiez ? Croyez-vous même qu’elle soit encore à l’endroit où vous l’avez laissée ?

— Elle y est, Monsieur, n’en doutez pas.

— Voilà pour une question ; mais pour l’autre ?… Je vous ai demandé si la somme était tellement forte que vous dussiez vous exposer ainsi.

— Elle est forte réellement, oui, milord, car c’est un million que j’ai renfermé dans deux barils.

— Un million ! s’écria Monck, que cette fois à son tour Athos regardait fixement et longuement.

Monck s’en aperçut ; alors sa défiance revint.

— Voilà, se dit-il, un homme qui me tend un piège… Ainsi, Monsieur, reprit-il, vous voudriez retirer cette somme, à ce que je comprends ?

— S’il vous plaît, milord.

— Aujourd’hui ?

— Ce soir même, et à cause des circonstances que je vous ai expliquées.

— Mais, Monsieur, objecta Monck, le général Lambert est aussi près de l’abbaye où vous avez affaire que moi-même, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas adressé à lui ?

— Parce que, milord, quand on agit dans les circonstances importantes, il faut consulter son instinct avant toutes choses. Eh bien ! le général Lambert ne m’inspire pas la confiance que vous m’inspirez.

— Soit, Monsieur. Je vous ferai retrouver votre argent, si toutefois il y est encore, car enfin il peut n’y être plus. Depuis 1648, douze ans sont révolus, et bien des événements se sont passés.

Monck insistait sur ce point pour voir si le gentilhomme français saisirait l’échappatoire qui lui était ouverte ; mais Athos ne sourcilla point.

— Je vous assure, milord, dit-il fermement, que ma conviction à l’endroit des deux barils est qu’ils n’ont changé ni de place ni de maître.

Cette réponse avait enlevé à Monck un soupçon, mais elle lui en avait suggéré un autre.

Sans doute ce Français était quelque émissaire