Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/813

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il dit ces mots avec une telle douceur, que Madame, encouragée, elle qui avait tant de chagrins depuis longtemps, faillit éclater en pleurs, tant son cœur se brisait.

— Voyons, voyons, chère sœur, dit le roi, contez-nous ces douleurs-là ; foi de frère ! j’y compatis ; foi de roi ! j’y mettrai un terme.

Elle releva ses beaux yeux, et avec mélancolie :

— Ce ne sont pas mes amis qui me compromettent, dit-elle, ils sont absents ou cachés ; on les a fait prendre en disgrâce à Votre Majesté, eux si dévoués, si bons, si loyaux !

— Vous me dites cela pour Guiche, que j’avais exilé sur la demande de Monsieur ?

— Et qui, depuis cet exil injuste, cherche à se faire tuer une fois par jour.

— Injuste, dites-vous, ma sœur ?

— Tellement injuste, que si je n’eusse pas eu pour Votre Majesté le respect mêlé d’amitié que j’ai toujours…

— Eh bien ?

— Eh bien, j’eusse demandé à mon frère Charles, sur qui je puis tout…

Le roi tressaillit.

— Quoi donc ?

— Je lui eusse demandé de vous faire représenter que Monsieur et son favori, M. le chevalier de Lorraine, ne doivent pas impunément se faire les bourreaux de mon honneur et de mon bonheur.

— Le chevalier de Lorraine, dit le roi, cette sombre figure ?

— Est mon mortel ennemi. Tant que cet homme vivra dans ma maison, où Monsieur le retient et lui donne tout pouvoir, je serai la dernière femme de ce royaume.

— Ainsi, dit le roi avec lenteur, vous appelez votre frère d’Angleterre un meilleur ami que moi ?

— Les actions sont là, sire.

— Et vous aimiez mieux aller demander secours à…

— À mon pays ! dit-elle avec fierté ; oui, sire.

Le roi lui répondit :

— Vous êtes petite-fille de Henri IV comme moi, mon amie. Cousin et beau-frère, est-ce que cela ne fait pas bien la monnaie du titre de frère germain ?

— Alors, dit Henriette, agissez.

— Faisons alliance.

— Commencez.

— J’ai, dites-vous, exilé injustement Guiche ?

— Oh ! oui, fit-elle en rougissant.

— Guiche reviendra.

— Bien.

— Et, maintenant, vous dites que j’ai tort de laisser dans votre maison le chevalier de Lorraine, qui donne contre vous de mauvais conseils à Monsieur ?

— Retenez bien ce que je vous dis, sire ; le chevalier de Lorraine, un jour… Tenez, si jamais je finis mal, souvenez-vous que d’avance j’accuse le chevalier de Lorraine… c’est une âme capable de tous les crimes !

— Le chevalier de Lorraine ne vous incommodera plus, c’est moi qui vous le promets.

— Alors ce sera un vrai préliminaire d’alliance, sire ; je le signe… Mais, puisque vous avez fait votre part, dites-moi quelle sera la mienne ?

— Au lieu de me brouiller avec votre frère Charles, il faudrait me faire son ami plus intime que jamais.

— C’est facile.

— Oh ! pas autant que vous croyez ; car, en amitié ordinaire, on s’embrasse, on se fête, et cela coûte seulement un baiser ou une réception, frais faciles ; mais en amitié politique…

— Ah ! c’est une amitié politique ?

— Oui, ma sœur, et alors, au lieu d’accolades et de festins, ce sont des soldats qu’il faut servir tout vivants et tout équipés à son ami ; des vaisseaux qu’il faut lui offrir tout armés avec canons et vivres. Il en résulte qu’on n’a pas toujours ses coffres disposés à faire de ces amitiés-là.

— Ah ! vous avez raison, dit Madame… les coffres du roi d’Angleterre sont un peu sonores depuis quelque temps.

— Mais vous, ma sœur, vous qui avez tant d’influence sur votre frère, vous obtiendrez peut-être ce qu’un ambassadeur n’obtiendra jamais.

— Il faut pour cela que j’allasse à Londres, mon cher frère.

— J’y avais bien pensé, repartit vivement le roi, et je m’étais dit qu’un voyage semblable vous donnerait un peu de distraction.

— Seulement, interrompit Madame, il est possible que j’échoue. Le roi d’Angleterre a des conseillers dangereux.

— Des conseillères, voulez-vous dire ?

— Précisément. Si, par hasard, Votre Majesté avait l’intention, je ne fais que supposer, de demander à Charles II son alliance pour une guerre…

— Pour une guerre ?

— Oui. Eh bien, alors, les conseillères du roi, qui sont au nombre de sept, mademoiselle Stewart, mademoiselle Wells, mademoiselle Gwyn, miss Orchay, mademoiselle Zunga, miss Daws et la comtesse de Castelmaine, représenteront au roi que la guerre coûte beaucoup d’argent ; qu’il vaut mieux donner des bals et des soupers dans Hampton-Court que d’équiper des vaisseaux de ligne à Portsmouth et à Greenwich.

— Et alors, votre négociation manquera ?

— Oh ! ces dames font manquer toutes les négociations qu’elles ne font pas elles-mêmes.

— Savez-vous l’idée que j’ai eue, ma sœur ?

— Non. Dites.

— C’est qu’en cherchant bien autour de vous, vous eussiez peut-être trouvé une conseillère à emmener près du roi, et dont l’éloquence eût paralysé le mauvais vouloir des sept autres.

— C’est, en effet, une idée, sire, et je cherche.

— Vous trouverez.

— Je l’espère.

— Il faudrait une jolie personne : mieux vaut un visage agréable qu’un difforme, n’est-ce pas ?

— Assurément.

— Un esprit vif, enjoué, audacieux ?

— Certes.

— De la noblesse… autant qu’il en faut pour s’approcher sans gaucherie du roi. Assez peu pour n’être pas embarrassée de sa dignité de race.

— Très-juste.

— Et… qui sût un peu l’anglais.

— Mon Dieu ! mais quelqu’un, s’écria vivement Madame, comme mademoiselle de Kéroualle, par exemple.

— Eh ! mais oui, dit Louis XIV, vous avez trouvé… c’est vous qui avez trouvé, ma sœur.

— Je l’emmènerai. Elle n’aura pas à se plaindre, je suppose.

— Mais non, je la nomme séductrice plénipotentiaire d’abord, et j’ajouterai les douaires au titre.

— Bien.

— Je vous vois déjà en route, chère petite sœur, et consolée de tous vos chagrins.

— Je partirai à deux conditions. Le première, c’est que je saurai sur quoi négocier.

— Le voici. Les Hollandais, vous le savez, m’insultent chaque jour dans leurs gazettes et par leur attitude républicaine. Je n’aime pas les républiques.