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Le capitaine des levrettes s’était écarté par prudence.

— Non, répondit d’Artagnan, le pauvre homme s’afflige sérieusement ; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le parlement l’avait absous en le bannissant, et que le bannissement c’est la liberté. Il ne se figure pas qu’on avait juré sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du parlement, c’est avoir trop d’obligation à Dieu.

— Ah ! oui, le pauvre homme a frisé l’échafaud, répondit le fauconnier ; on dit que M. Colbert avait déjà donné des ordres au gouverneur de la Bastille, et que l’exécution était commandée.

— Enfin ! fit d’Artagnan d’un air pensif et comme pour couper court à la conversation.

— Enfin ! répéta le capitaine des levrettes en se rapprochant, voilà M. Fouquet à Pignerol, il l’a bien mérité ; il a eu le bonheur d’y être conduit par vous ; il avait assez volé le roi.

D’Artagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit :

— Monsieur, si l’on venait me dire que vous avez mangé les croûtes de vos levrettes, non-seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous étiez condamné pour cela au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas qu’on parlât mal de vous. Cependant, Monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je vous affirme que vous ne l’êtes pas plus que ne l’était le pauvre M. Fouquet.

Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majesté baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui auprès de d’Artagnan.

— Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire : on voit bien que les lévriers sont à la mode aujourd’hui ; s’il était fauconnier, il ne parlerait pas de même.

D’Artagnan sourit mélancoliquement de voir cette grande question politique résolue par le mécontentement d’un intérêt si humble ; il pensa encore un moment à cette belle existence du surintendant, à l’écroulement de sa fortune, à la mort lugubre qui l’attendait, et, pour conclure :

— M. Fouquet, dit-il, aimait les volières ?

— Oh ! Monsieur, passionnément, reprit le fauconnier avec un accent de regret amer et un soupir qui fut l’oraison funèbre de Fouquet.

D’Artagnan laissa passer la mauvaise humeur de l’un et la tristesse de l’autre, et continua de s’avancer dans la plaine. On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des écuyères passer comme des étoiles filantes dans les clairières, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourrés des taillis.

— Mais, reprit d’Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse ? Je vous prierai de nous donner l’oiseau bien vite, je suis très-fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne ?

— L’un et l’autre, monsieur d’Artagnan, dit le fauconnier ; mais ne vous inquiétez pas, le roi n’est pas connaisseur ; il ne chasse pas pour lui ; il veut seulement donner le divertissement aux dames.

Ce mot aux dames fut accentué de telle sorte qu’il fit dresser l’oreille à d’Artagnan.

— Ah ! fit-il en regardant le fauconnier d’un air surpris.

Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mousquetaire.

— Oh ! riez, dit d’Artagnan ; je ne sais plus rien des nouvelles, moi ; j’arrive hier après un mois d’absence. J’ai laissé la cour triste encore de la mort de la reine mère. Le roi ne voulait plus s’amuser depuis qu’il avait recueilli le dernier soupir d’Anne d’Autriche ; mais tout finit en ce monde. Eh bien, il n’est plus triste, tant mieux !

— Et tout commence aussi, dit le capitaine des levrettes avec un gros rire.

— Ah ! fit pour la seconde fois d’Artagnan qui brûlait de connaître, mais à qui la dignité défendait d’interroger au-dessous de lui ; il y a quelque chose qui commence, à ce qu’il paraît ?

Le capitaine fit un clignement d’œil significatif. Mais d’Artagnan ne voulait rien savoir de cet homme.

— Verra-t-on le roi de bonne heure ? demanda-t-il au fauconnier.

— Mais, à sept heures, Monsieur, je fais lancer les oiseaux.

— Qui vient avec le roi ? Comment va Madame ? Comment va la reine ?

— Mieux, Monsieur.

— Elle a donc été malade ?

— Monsieur, depuis le dernier chagrin qu’elle a eu, Sa Majesté est demeurée souffrante.

— Quel chagrin ? Ne craignez pas de m’instruire, mon cher Monsieur. J’arrive.

— Il paraît que la reine, un peu négligée depuis que sa belle-mère est morte, s’est plainte au roi, qui lui aurait répondu : « Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits, Madame ? Que vous faut-il de plus ? »

— Ah ! dit d’Artagnan, pauvre femme ! Elle doit bien haïr mademoiselle de La Vallière.

— Oh ! non, pas mademoiselle de La Vallière, répondit le fauconnier.

— Qui donc, alors ?

Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les oiseaux. Le fauconnier et son compagnon piquèrent aussitôt et laissèrent d’Artagnan seul au milieu du sens suspendu. Le roi apparaissait au loin entouré de dames et de cavaliers. Toute cette troupe s’avançait au pas, en bel ordre, les cors et les trompes animant les chiens et les chevaux. C’était un mouvement, un bruit, un mirage de lumière dont maintenant rien ne donnera plus une idée, si ce n’est la menteuse opulence et la fausse majesté des jeux de théâtre. D’Artagnan, d’un œil un peu affaibli, distingua, derrière le groupe, trois carrosses ; le premier était celui destiné à la reine. Il était vide. D’Artagnan, qui ne vit pas mademoiselle de La Vallière à côté du roi, la chercha et la vit dans le second carrosse. Elle était seule avec deux femmes qui semblaient s’ennuyer comme leur maîtresse. À la gauche du roi, sur un cheval fougueux, maintenu par sa main habile, brillait une femme de la plus éclatante beauté. Le roi lui souriait, et elle souriait au roi. Tout le monde riait aux éclats quand elle avait parlé.

— Je connais cette femme, pensa le mousquetaire ; qui donc est-elle ?

Et il se pencha vers son ami le fauconnier, à qui il adressa cette question. Celui-ci allait répondre, quand le roi, apercevant d’Artagnan :

— Ah ! comte, dit-il, vous voilà donc revenu. Pourquoi ne vous ai-je pas vu ?

— Sire, répondit le capitaine, parce que Votre Majesté dormait quand je suis arrivé, et qu’elle n’était pas éveillée quand j’ai pris mon service ce matin.

— Toujours le même, dit à haute voix Louis satisfait. Reposez-vous, comte, je vous l’ordonne. Vous dînerez avec moi aujourd’hui.

Un murmure d’admiration enveloppa d’Artagnan comme une immense caresse. Chacun s’empressait autour de lui. Dîner avec le roi, c’était un honneur que Sa Majesté ne prodiguait pas comme Henri IV. Le roi fit quelques pas en avant, et d’Artagnan se sentit arrêté par un nouveau groupe au milieu duquel brillait Colbert.