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— Comme il plaira à Votre Seigneurie. Seulement, si Votre Seigneurie voulait me faire reconduire par un charpentier, je lui en serais on ne peut plus reconnaissant.

— Pourquoi cela ?

— Parce que ces messieurs de votre armée, en faisant remonter la rivière à ma barque, avec le câble que tiraient leurs chevaux, l’ont quelque peu déchirée aux roches de la rive, en sorte que j’ai au moins deux pieds d’eau dans ma cale, milord.

— Raison de plus pour que tu veilles sur ton bateau, ce me semble.

— Milord, je suis bien à vos ordres, dit le pêcheur. Je vais décharger mes paniers où vous voudrez, vous me payerez si cela vous plaît ; puis vous me renverrez si la chose vous convient. Vous voyez que je suis facile à vivre, moi.

— Allons, allons, tu es un bon diable, dit Monck, dont le regard scrutateur n’avait pu trouver une seule ombre dans la limpidité de l’œil du pêcheur. Holà ! Digby !

Un aide de camp parut.

— Vous conduirez ce digne garçon et ses compagnons aux petites tentes des cantines, en avant des marais ; de cette façon ils seront à portée de joindre leur barque, et cependant ils ne coucheront pas dans l’eau cette nuit. Qu’y a-t-il, Spithead ?

Spithead était le sergent auquel Monck, pour souper, avait emprunté un morceau de tabac.

Spithead, en entrant dans la tente du général sans être appelé, motivait cette question de Monck.

— Milord, dit-il, un gentilhomme français vient de se présenter aux avant-postes et demande à parler à Votre Honneur.

Tout cela était dit, bien entendu, en anglais.

Quoique la conversation eût lieu en cette langue, le pêcheur fit un léger mouvement que Monck, occupé de son sergent, ne remarqua point.

— Et quel est ce gentilhomme ? demanda Monck.

— Milord, répondit Spithead, il me l’a dit ; mais ces diables de noms français sont si difficiles à prononcer pour un gosier écossais, que je n’ai pu le retenir. Au surplus, ce gentilhomme, à ce que m’ont dit les gardes, est le même qui s’est présenté hier à l’étape, et que Votre Honneur n’a pas voulu recevoir.

— C’est vrai, j’avais conseil d’officiers.

— Milord décide-t-il quelque chose à l’égard de ce gentilhomme ?

— Oui, qu’il soit amené ici.

— Faut-il prendre des précautions ?

— Lesquelles ?

— Lui bander les yeux, par exemple.

— À quoi bon ? Il ne verra que ce que je désire qu’on voie, c’est-à-dire que j’ai autour de moi onze mille braves qui ne demandent pas mieux que de se couper la gorge en l’honneur du parlement de l’Écosse et de l’Angleterre.

— Et cet homme, milord ? dit Spithead en montrant le pêcheur, qui pendant cette conversation était resté debout et immobile, en homme qui voit mais ne comprend pas.

— Ah ! c’est vrai, dit Monck.

Puis, se retournant vers le marchand de poisson :

— Au revoir, mon brave homme, dit-il, je t’ai choisi un gîte. Digby, emmenez-le. Ne crains rien, on t’enverra ton argent tout à l’heure.

— Merci, milord, dit le pêcheur.

Et, après avoir salué, il partit accompagné de Digby.

À cent pas de la tente, il retrouva ses compagnons, lesquels chuchotaient avec une volubilité qui ne paraissait pas exempte d’inquiétude, mais il leur fit un signe qui parut les rassurer.

— Holà ! vous autres, dit le patron, venez par ici ; Sa Seigneurie le général Monck a la générosité de nous payer notre poisson et la bonté de nous donner l’hospitalité pour cette nuit.

Les pêcheurs se réunirent à leur chef, et, conduite par Digby, la petite troupe s’achemina vers les cantines, poste qui, on se le rappelle, lui avait été assigné.

Tout en cheminant, les pêcheurs passèrent dans l’ombre près de la garde qui conduisait le gentilhomme français au général Monck.

Ce gentilhomme était à cheval et enveloppé d’un grand manteau, ce qui fit que le patron ne put le voir, quelle que parût être sa curiosité. Quant au gentilhomme, ignorant qu’il coudoyait des compatriotes, il ne fit pas même attention à cette petite troupe.

L’aide de camp installa ses hôtes dans une tente assez propre d’où fut délogée une cantinière irlandaise qui s’en alla coucher où elle put avec ses six enfants. Un grand feu brûlait en avant de cette tente et projetait sa lumière pourpre sur les flaques herbeuses du marais que ridait une brise assez fraîche. Puis l’installation faite, l’aide de camp souhaita le bonsoir aux matelots en leur faisant observer que l’on voyait du seuil de la tente les mâts de la barque qui se balançait sur la Tweed, preuve qu’elle n’avait pas encore coulé à fond. Cette vue parut réjouir infiniment le chef des pêcheurs.


XXIV

LE TRÉSOR


Le gentilhomme français que Spithead avait annoncé à Monck, et qui avait passé si bien enveloppé de son manteau près du pêcheur qui sortait de la tente du général cinq minutes avant qu’il y entrât, le gentilhomme français traversa les différents postes sans même jeter les yeux autour de lui, de peur de paraître indiscret. Comme l’ordre en avait été donné, on le conduisit à la tente du général. Le gentilhomme fut laissé seul dans l’antichambre qui précédait la tente, et il attendit Monck, qui ne tarda à paraître que le temps qu’il mit à entendre le rapport de ses gens et à étudier par la cloison de toile le visage de celui qui sollicitait un entretien.

Sans doute le rapport de ceux qui avaient accompagné le gentilhomme français établissait la discrétion avec laquelle il s’était conduit, car la première impression que l’étranger reçut de l’accueil fait à lui par le général fut plus favorable qu’il n’avait à s’y attendre en un pareil moment,