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bord ; ce sont des matelots sans instruction aucune.

— Tandis que toi ?… fit Monck.

— Oh ! moi, dit le patron en riant, j’ai beaucoup couru avec mon père, et je sais comment on dit un sou, un écu, une pistole, un louis et un double louis dans toutes les langues de l’Europe ; aussi mon équipage m’écoute-t-il comme un oracle et m’obéit-il comme à un amiral.

— Alors c’est toi qui avais choisi M. Lambert comme la meilleure pratique ?

— Oui, certes. Et soyez franc, milord, m’étais-je trompé ?

— C’est ce que tu verras plus tard.

— En tout cas, milord, s’il y a faute, la faute est à moi, et il ne faut pas en vouloir pour cela à mes camarades.

— Voilà décidément un drôle spirituel, pensa Monck.

Puis, après quelques minutes de silence employées à détailler le pêcheur :

— Tu viens d’Ostende, m’as-tu dit ? demanda le général.

— Oui, milord, en droite ligne.

— Tu as entendu parler des affaires du jour alors, car je ne doute point qu’on ne s’en occupe en France et en Hollande. Que fait celui qui se dit le roi d’Angleterre ?

— Oh ! milord, s’écria le pêcheur avec une franchise bruyante et expansive, voilà une heureuse question, et vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi, car en vérité j’y peux faire une fameuse réponse. Figurez-vous, milord, qu’en relâchant à Ostende pour y vendre le peu de maquereaux que nous y avions pêchés, j’ai vu l’ex-roi qui se promenait sur les dunes, en attendant ses chevaux, qui devaient le conduire à La Haye : c’est un grand pâle avec des cheveux noirs, et la mine un peu dure. Il a l’air de se mal porter, au reste, et je crois que l’air de la Hollande ne lui est pas bon.

Monck suivait avec une grande attention la conversation rapide, colorée et diffuse du pêcheur, dans une langue qui n’était pas la sienne ; heureusement, avons-nous dit, qu’il la parlait avec une grande facilité. Le pêcheur, de son côté, employait tantôt un mot français, tantôt un mot anglais, tantôt un mot qui paraissait n’appartenir à aucune langue et qui était un mot gascon. Heureusement ses yeux parlaient pour lui, et si éloquemment, qu’on pouvait bien perdre un mot de sa bouche, mais pas une seule intention de ses yeux.

Le général paraissait de plus en plus satisfait de son examen.

— Tu as dû entendre dire que cet ex-roi, comme tu l’appelles, se dirigeait vers La Haye dans un but quelconque.

— Oh ! oui, bien certainement, dit le pêcheur, j’ai entendu dire cela.

— Et dans quel but ?

— Mais toujours le même, fit le pêcheur ; n’a-t-il pas cette idée fixe de revenir en Angleterre ?

— C’est vrai, dit Monck pensif.

— Sans compter, ajouta le pêcheur, que le stathouder… vous savez, milord, Guillaume II…

— Eh bien ?

— Il l’y aidera de tout son pouvoir.

— Ah ! tu as entendu dire cela ?

— Non, mais je le crois.

— Tu es fort en politique, à ce qu’il paraît ? demanda Monck.

— Oh ! nous autres marins, milord, qui avons l’habitude d’étudier l’eau et l’air, c’est-à-dire les deux choses les plus mobiles du monde, il est rare que nous nous trompions sur le reste.

— Voyons, dit Monck, changeant de conversation, on prétend que tu vas nous bien nourrir.

— Je ferai de mon mieux, milord.

— Combien nous vends-tu ta pêche, d’abord ?

— Pas si sot que de faire un prix, milord.

— Pourquoi cela ?

— Parce que mon poisson est bien à vous.

— De quel droit ?

— Du droit du plus fort.

— Mais mon intention est de te le payer.

— C’est bien généreux à vous, milord.

— Et ce qu’il vaut, même.

— Je ne demande pas tant.

— Et que demandes-tu donc, alors ?

— Mais je demande à m’en aller.

— Où cela ? Chez le général Lambert ?

— Moi ! s’écria le pêcheur ; et pour quoi faire irais-je à Newcastle, puisque je n’ai plus de poisson ?

— Dans tous les cas, écoute-moi.

— J’écoute.

— Un conseil.

— Comment ! milord veut me payer et encore me donner un bon conseil ! mais milord me comble.

Monck regarda plus fixement que jamais le pêcheur, sur lequel il paraissait toujours conserver quelque soupçon.

— Oui, je veux te payer et te donner un conseil, car les deux choses se tiennent. Donc, si tu t’en retournes chez le général Lambert…

Le pêcheur fit un mouvement de la tête et des épaules qui signifiait :

— S’il y tient, ne le contrarions pas.

— Ne traverse pas le marais, continua Monck ; tu seras porteur d’argent, et il y a dans le marais quelques embuscades d’Écossais que j’ai placées là. Ce sont gens peu traitables, qui comprennent mal la langue que tu parles, quoiqu’elle me paraisse se composer de trois langues, et qui pourraient te reprendre ce que je t’aurais donné, et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas de dire que le général Monck a deux mains, l’une écossaise, l’autre anglaise, et qu’il reprend avec la main écossaise ce qu’il a donné avec la main anglaise.

— Oh ! général, j’irai où vous voudrez, soyez tranquille, dit le pêcheur avec une crainte trop expressive pour n’être pas exagérée. Je ne demande qu’à rester ici, moi, si vous voulez que je reste.

— Je te crois bien, dit Monck, avec un imperceptible sourire ; mais je ne puis cependant te garder sous ma tente.

— Je n’ai pas cette prétention, milord, et désire seulement que Votre Seigneurie m’indique où elle veut que je me poste. Qu’elle ne se gêne pas, pour nous une nuit est bientôt passée.

— Alors je vais te faire conduire à ta barque.