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des inclinations ; c’est la constance naturelle à mon caractère, qui, chez les autres créatures, n’est qu’une habitude. J’ai cru que je serais toujours comme j’étais ; j’ai cru que Dieu m’avait jeté sur une route toute défrichée, toute-droite, bordée de fruits et de fleurs. J’avais au-dessus de moi votre vigilance, votre force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne m’a préparé : je suis tombé une fois, et cette fois m’a ôté le courage pour toute ma vie. Il est vrai de dire que je m’y suis brisé. Oh ! non, Monsieur, vous n’êtes dans mon passé que pour mon bonheur : vous n’êtes dans mon avenir que comme un espoir. Non, je n’ai rien à reprocher à la vie telle que vous me l’avez faite ; je vous bénis et je vous aime ardemment.

— Mon cher Raoul, vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agirez un peu pour moi, dans le temps qui va suivre.

— Je n’agirai que pour vous, Monsieur.

— Raoul, ce que je n’ai jamais fait à votre égard, je le ferai désormais. Je serai votre ami, non plus votre père. Nous vivrons en nous répandant, au lieu de vivre en nous tenant prisonniers, lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt, n’est-ce pas ?

— Certes, Monsieur, car une expédition pareille ne saurait être longue.

— Bientôt alors, Raoul, bientôt, au lieu de vivre modiquement sur mon revenu, je vous donnerai le capital de mes terres. Il vous suffira pour vous lancer dans le monde jusqu’à ma mort, et vous me donnerez, je l’espère avant ce temps, la consolation de ne pas laisser s’éteindre ma race.

— Je ferai tout ce que vous me commanderez, reprit Raoul fort agité.

— Il ne faudrait pas, Raoul, que votre service d’aide de camp vous conduisît à des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves, on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pièges, d’embuscades et d’assassinats.

— On le dit, oui, Monsieur.

— Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un guet-apens. C’est une mort qui accuse toujours un peu de témérité ou d’imprévoyance. Souvent même on ne plaint pas celui qui a succombé. Ceux qu’on ne plaint pas, Raoul, sont morts inutiles. De plus, le vainqueur rit, et, nous autres, nous ne devons pas souffrir que ces infidèles stupides triomphent de nos fautes. Vous comprenez bien ce que je veux vous dire, Raoul ? À Dieu ne plaise que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres !

— Je suis prudent naturellement, Monsieur, et j’ai beaucoup de bonheur, dit Raoul avec un sourire qui glaça le cœur du pauvre père ; car, se hâta d’ajouter le jeune homme, pour vingt combats où je me suis trouvé, je n’ai encore compté qu’une égratignure.

— Il y a, en outre, dit Athos, le climat qu’il faut craindre : c’est une laide fin que la fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre.

— Oh ! Monsieur, avec de la sobriété, avec un exercice raisonnable…

— J’ai déjà obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses dépêches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous, son aide de camp, vous serez chargé de les expédier ; vous ne m’oublierez sans doute pas ?

— Non, Monsieur, dit Raoul d’une voix étranglée.

— Enfin, Raoul, comme vous êtes bon chrétien, et que je le suis aussi, nous devons compter sur une protection plus spéciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, s’il vous arrivait malheur en une occasion, vous penseriez à moi tout d’abord.

— Tout d’abord, oh ! oui.

— Et que vous m’appelleriez.

— Oh ! sur-le-champ.

— Vous rêvez à moi quelquefois, Raoul ?

— Toutes les nuits, Monsieur. Pendant ma première jeunesse, je vous voyais en songe, calme et doux, une main étendue sur ma tête, et voilà pourquoi j’ai toujours si bien dormi… autrefois !

— Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, à partir de ce moment où nous nous séparons, une part de nos deux âmes ne voyage pas avec l’un et l’autre de nous et n’habite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que mon cœur se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant à moi, songez bien que vous m’enverrez de là-bas un rayon de votre joie.

— Je ne vous promets pas d’être joyeux, répondit le jeune homme ; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer à vous ; pas une heure, je vous le jure, à moins que je ne sois mort.

Athos ne put se contenir plus longtemps ; il entoura de son bras le cou de son fils, et le tint embrassé de toutes les forces de son cœur.

La lune avait fait place au crépuscule ; une bande dorée montait à l’horizon, annonçant l’approche du jour.

Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et l’emmena vers la ville, où fardeaux et porteurs, tout remuait déjà comme une vaste fourmilière.

À l’extrémité du plateau que quittaient Athos et Bragelonne, ils virent une ombre noire se balançant avec indécision et comme honteuse d’être vue. C’était Grimaud qui, inquiet, avait suivi son maître à la piste et qui les attendait.

— Oh ! bon Grimaud, s’écria Raoul, que veux-tu ? Tu viens nous dire qu’il faut partir, n’est-ce pas ?

— Seul ? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos d’un ton de reproche qui montrait à quel point le vieillard était bouleversé.

— Oh ! tu as raison ! s’écria le comte. Non, Raoul ne partira pas seul ; non, il ne restera pas sur une terre étrangère sans quelqu’un d’ami qui le console et lui rappelle tout ce qu’il aimait.

— Moi ? dit Grimaud.

— Toi ? Oui ! oui ! s’écria Raoul touché jusqu’au fond du cœur.

— Hélas ! dit Athos, tu es bien vieux, mon bon Grimaud !

— Tant mieux, répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et d’intelligence inexprimable.

Mais voilà que l’embarquement se fait, dit Raoul, et tu n’es point préparé.

— Si ! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres mêlées à celles de son jeune maître.

— Mais, objecta encore Raoul, tu ne peux laisser M. le comte ainsi seul ; M. le comte que tu n’as jamais quitté ?

Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos, comme pour mesurer la force de l’un et de l’autre.

Le comte ne répondait rien.

— M. le comte aimera mieux cela, dit Grimaud.

— Oui, fit Athos avec sa tête.

En ce moment, les tambours roulèrent tous à