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bien ; mais où trouverez-vous trente-neuf hommes qui vaillent autant que vous ? ou, les trouvant, qui vous fournira l’argent pour les payer ?

— Pas mal, Planchet… Ah ! diable ! tu te fais courtisan.

— Non, Monsieur, je dis ce que je pense, et voilà justement pourquoi je dis qu’à la première bataille rangée que vous livrerez avec vos quarante hommes, j’ai bien peur…

— Aussi ne livrerai-je pas de bataille rangée, mon cher Planchet, dit en riant le Gascon. Nous avons, dans l’antiquité, des exemples très-beaux de retraites et de marches savantes qui consistaient à éviter l’ennemi au lieu de l’aborder. Tu dois savoir cela, Planchet, toi qui as commandé les Parisiens le jour où ils eussent dû se battre contre les mousquetaires, et qui as si bien calculé les marches et les contremarches, que tu n’as point quitté la place Royale.

Planchet se mit à rire.

— Il est de fait, répondit-il, que si vos quarante hommes se cachent toujours et qu’ils ne soient pas maladroits, ils peuvent espérer de n’être pas battus ; mais enfin, vous vous proposez un résultat quelconque ?

— Sans aucun doute. Voici donc, à mon avis, le procédé à employer pour replacer promptement Sa Majesté Charles II sur le trône.

— Bon ! s’écria Planchet en redoublant d’attention, voyons ce procédé. Mais auparavant il me semble que nous oublions quelque chose.

— Quoi ?

— Nous avons mis de côté la nation, qui aime mieux chanter des gaudrioles que des psaumes, et l’armée, que nous ne combattons pas ; mais restent les parlements, qui ne chantent guère.

— Et qui ne se battent pas davantage. Comment, toi, Planchet, un homme intelligent, tu t’inquiètes d’un tas de braillards qui s’appellent les croupions et les décharnés ! Les parlements ne m’inquiètent pas, Planchet.

— Du moment où ils n’inquiètent pas Monsieur, passons outre.

— Oui, et arrivons au résultat. Te rappelles-tu Cromwell, Planchet ?

— J’en ai beaucoup ouï parler, Monsieur.

— C’était un rude guerrier.

— Et un terrible mangeur, surtout.

— Comment cela ?

— Oui, d’un seul coup il a avalé l’Angleterre.

— Eh bien, Planchet, le lendemain du jour où il avala l’Angleterre, si quelqu’un eût avalé M. Cromwell ?…

— Oh ! Monsieur, c’est un des premiers axiomes de mathématiques que le contenant doit être plus grand que le contenu.

— Très bien !… Voilà notre affaire, Planchet.

— Mais M. Cromwell est mort, et son contenant maintenant, c’est la tombe.

— Mon cher Planchet, je vois avec plaisir que non-seulement tu es devenu mathématicien, mais encore philosophe.

— Monsieur, dans mon commerce d’épicerie, j’utilise beaucoup de papier imprimé ; cela m’instruit.

— Bravo ! Tu sais donc, en ce cas-là… car tu n’as pas appris les mathématiques et la philosophie sans un peu d’histoire… qu’après ce Cromwell si grand, il en est venu un tout petit.

— Oui ; celui-là s’appelait Richard, et il a fait comme vous, monsieur d’Artagnan, il a donné sa démission.

— Bien ! très bien ! Après le grand, qui est mort ; après le petit, qui a donné sa démission, est venu un troisième. Celui-là s’appelle M. Monck ; c’est un général fort habile, en ce qu’il ne s’est jamais battu ; c’est un diplomate très fort, en ce qu’il ne parle jamais, et qu’avant de dire bonjour à un homme, il médite douze heures, et finit par dire bonsoir ; ce qui fait crier au miracle, attendu que cela tombe juste.

— C’est très fort, en effet, dit Planchet ; mais je connais, moi , un autre homme politique qui ressemble beaucoup à celui-là.

— M. de Mazarin, n’est-ce pas ?

— Lui-même.

— Tu as raison, Planchet ; seulement, M. de Mazarin n’aspire pas au trône de France ; cela change tout, vois-tu. Eh bien ! ce M. Monck, qui a déjà l’Angleterre toute rôtie sur son assiette et qui ouvre déjà la bouche pour l’avaler, ce M. Monck, qui dit aux gens de Charles II et à Charles II lui-même : Nescio vos

— Je ne sais pas l’anglais, dit Planchet.

— Oui, mais moi, je le sais, dit d’Artagnan. Nescio vos signifie : Je ne vous connais pas. Ce Monck, l’homme important de l’Angleterre elle-même, quand il l’aura engloutie…

— Eh bien ? demanda Planchet.

— Eh bien, mon ami, je vais là-bas, et avec mes quarante hommes, je l’enlève, je l’emballe, et je l’apporte en France, où deux partis se présentent à mes yeux éblouis.

— Et aux miens ! s’écria Planchet, transporté d’enthousiasme. Nous le mettons dans une cage et nous le montrons pour de l’argent.

— Eh bien, Planchet, c’est un troisième parti auquel je n’avais pas songé et que tu viens de trouver, toi.

— Le croyez-vous bon ?

— Oui, certainement ; mais je crois les miens meilleurs.

— Voyons les vôtres, alors.

— 1° je le mets à rançon.

— De combien ?

— Peste ! un gaillard comme cela vaut bien cent mille écus.

— Oh ! oui.

— Tu vois : 1° je le mets à rançon de cent mille écus.

— Ou bien ?…

— Ou bien, ce qui est mieux encore, je le livre au roi Charles, qui, n’ayant plus ni général d’armée à craindre, ni diplomate à jouer, se restaurera lui-même, et, une fois restauré, me comptera les cent mille écus en question. Voilà l’idée que j’ai eue ; qu’en dis-tu, Planchet ?

— Magnifique, Monsieur ! s’écria Planchet tremblant d’émotion. Et comment cette idée-là vous est-elle venue ?

— Elle m’est venue un matin au bord de la Loire, tandis que le roi Louis XIV, notre bien-aimé roi, pleurnichait sur la main de mademoiselle de Mancini.

— Monsieur, je vous garantis que l’idée est sublime, Mais…