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qui fit passer un frisson sur les épaules de Bazin.

— Il en est capable, murmura-t-il.

— Où est le diocèse de ton maître ?

— Monseigneur René est évêque de Vannes.

— Qui donc l’a fait nommer ?

— Mais M. le surintendant, notre voisin.

— Quoi ! M. Fouquet ?

— Sans doute.

— Aramis est donc bien avec lui ?

— Monseigneur prêchait tous les dimanches chez M. le surintendant, à Vaux ; puis ils chassaient ensemble.

— Ah !

— Et Monseigneur travaillait souvent ses homélies… non, je veux dire ses sermons, avec M. le surintendant.

— Bah ! il prêche donc en vers, ce digne évêque ?

— Monsieur, ne plaisantez pas des choses religieuses, pour l’amour de Dieu !

— La, Bazin, la ! en sorte qu’Aramis est à Vannes ?

— À Vannes, en Bretagne.

— Tu es un sournois, Bazin, ce n’est pas vrai.

— Monsieur, voyez, les appartements du presbytère sont vides.

— Il a raison, se dit d’Artagnan en considérant la maison dont l’aspect annonçait la solitude.

— Mais Monseigneur a dû vous écrire sa promotion.

— De quand date-t-elle ?

— D’un mois.

— Oh ! alors, il n’y a pas de temps perdu. Aramis ne peut avoir eu encore besoin de moi. Mais voyons, Bazin, pourquoi ne suis-tu pas ton pasteur ?

— Monsieur, je ne puis, j’ai des occupations.

— Ton alphabet ?

— Et mes pénitents.

— Quoi ! tu confesses ? tu es donc prêtre ?

— C’est tout comme. J’ai tant de vocation !

— Mais les ordres ?

— Oh ! dit Bazin avec aplomb, maintenant que Monseigneur est évêque, j’aurai promptement mes ordres ou tout au moins mes dispenses.

Et il se frotta les mains.

— Décidément, se dit d’Artagnan, il n’y a pas à déraciner ces gens-là. Fais-moi servir, Bazin.

— Avec empressement, Monsieur.

— Un poulet, un bouillon et une bouteille de vin.

— C’est aujourd’hui samedi, jour maigre, dit Bazin.

— J’ai une dispense, dit d’Artagnan.

Bazin le regarda d’un air soupçonneux.

— Ah çà, maître cafard, pour qui me prends-tu ? dit le mousquetaire ; si toi, qui es le valet, tu espères des dispenses pour commettre des crimes, je n’aurai pas, moi, l’ami de ton évêque, une dispense pour faire gras selon le vœu de mon estomac ? Bazin, sois aimable avec moi, ou, de par Dieu ! je me plains au roi, et tu ne confesseras jamais. Or, tu sais que la nomination des évêques est au roi, je suis le plus fort.

Bazin sourit hypocritement.

— Oh ! nous avons M. le surintendant, nous autres, dit-il.

— Et tu te moques du roi alors ?

Bazin ne répliqua rien, son sourire était assez éloquent.

— Mon souper, dit d’Artagnan. Voilà qu’il s’en va vers sept heures.

Bazin se retourna et commanda au plus âgé de ses écoliers d’avertir la cuisinière. Cependant d’Artagnan regardait le presbytère.

— Peuh ! dit-il dédaigneusement, Monseigneur logeait assez mal Sa Grandeur ici.

— Nous avons le château de Vaux, dit Bazin.

— Qui vaut peut-être le Louvre ? répliqua d’Artagnan en goguenardant.

— Qui vaut mieux, répliqua Bazin du plus grand sang-froid du monde.

— Ah ! fit d’Artagnan.

Peut-être allait-il prolonger la discussion et soutenir la suprématie du Louvre ; mais le lieutenant s’était aperçu que son cheval était demeuré attaché aux barreaux d’une porte.

— Diable ! dit-il, fais donc soigner mon cheval. Ton maître l’évêque n’en a pas comme celui-là dans ses écuries.

Bazin donna un coup d’œil oblique au cheval et répondit :

— M. le surintendant en a donné quatre de ses écuries, et un seul de ces quatre en vaut quatre comme le vôtre.

Le sang monta au visage de d’Artagnan. La main lui démangeait, et il contemplait sur la tête de Bazin la place où son poing allait tomber. Mais cet éclair passa. La réflexion vint, et d’Artagnan se contenta de dire :

— Diable ! diable ! j’ai bien fait de quitter le service du roi. Dites-moi, digne Bazin, ajouta-t-il, combien M. le surintendant a-t-il de mousquetaires ?

— Il aura tous ceux du royaume avec son argent, répliqua Bazin en fermant son livre et en congédiant les enfants à grands coups de férule.

— Diable ! diable ! dit une dernière fois d’Artagnan.

Et comme on lui annonçait qu’il était servi, il suivit la cuisinière qui l’introduisit dans la salle à manger, où le souper l’attendait.

D’Artagnan se mit à table et attaqua bravement son poulet.

— Il me paraît, dit d’Artagnan en mordant à belles dents dans la volaille qu’on lui avait servie et qu’on avait visiblement oublié d’engraisser ; il me paraît que j’ai eu tort de ne pas aller chercher de suite du service chez ce maître-là. C’est un puissant seigneur, à ce qu’il paraît, que ce surintendant. En vérité, nous ne savons rien, nous autres à la cour, et les rayons du soleil nous empêchent de voir les grosses étoiles, qui sont aussi des soleils, un peu plus éloignés de notre terre, voilà tout.

Comme d’Artagnan aimait beaucoup, par plaisir et par système, à faire causer les gens sur les choses qui l’intéressaient, il s’escrima de son mieux sur maître Bazin ; mais ce fut en pure perte : hormis l’éloge fatigant et hyperbolique de M. le surintendant des finances, Bazin, qui, de son côté, se tenait sur ses gardes, ne livra absolument rien que des platitudes à la curiosité de d’Artagnan, ce qui fit que d’Artagnan, d’assez mauvaise humeur, demanda à aller se coucher aussitôt que son repas fut fini.