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— Je ne suis jamais heureux, sire, tant qu’il me reste un devoir à accomplir, et c’est un devoir suprême que m’a légué le roi votre père de veiller sur votre fortune et de faire un emploi royal de son argent. Ainsi, que Votre Majesté me fasse un signe, et je pars avec elle.

— Ah ! Monsieur, dit le roi, oubliant toute étiquette royale et se jetant au cou d’Athos, vous me prouvez qu’il y a un Dieu au ciel, et que ce Dieu envoie parfois des messagers aux malheureux qui gémissent sur cette terre.

Athos, tout ému de cet élan du jeune homme, le remercia avec un profond respect, et s’approchant de la fenêtre :

— Grimaud, dit-il, mes chevaux.

— Comment ! ainsi, tout de suite ? dit le roi. Ah ! Monsieur, vous êtes, en vérité, un homme merveilleux.

— Sire ! dit Athos, je ne connais rien de plus pressé que le service de Votre Majesté. D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, c’est une habitude contractée depuis longtemps au service de la reine votre tante et au service du roi votre père. Comment la perdrais-je précisément à l’heure où il s’agit du service de Votre Majesté ?

— Quel homme ! murmura le roi.

Puis, après un instant de réflexion :

— Mais non, comte, je ne puis vous exposer à de pareilles privations. Je n’ai rien pour récompenser de pareils services.

— Bah ! dit en riant Athos, Votre Majesté me raille, elle a un million. Ah ! que ne suis-je riche seulement de la moitié de cette somme, j’aurais déjà levé un régiment. Mais, Dieu merci ! il me reste encore quelques rouleaux d’or et quelques diamants de famille. Votre Majesté, je l’espère, daignera partager avec un serviteur dévoué.

— Avec un ami. Oui, comte, mais à condition qu’à son tour cet ami partagera avec moi plus tard.

— Sire, dit Athos en ouvrant une cassette, de laquelle il tira de l’or et des bijoux, voilà maintenant que nous sommes trop riches. Heureusement que nous nous trouverons quatre contre les voleurs.

La joie fit affluer le sang aux joues pâles de Charles II. Il vit s’avancer jusqu’au péristyle deux chevaux d’Athos, conduits par Grimaud, qui s’était déjà botté pour la route.

— Blaisois, cette lettre au vicomte de Bragelonne. Pour tout le monde, je suis allé à Paris. Je vous confie la maison, Blaisois.

Blaisois s’inclina, embrassa Grimaud et ferma la grille.

XVII

OÙ L’ON CHERCHE ARAMIS, ET OÙ L’ON NE RETROUVE QUE BAZIN.


Deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maître de la maison, lequel à la vue de Blaisois, avait pris le chemin de Paris, lorsqu’un cavalier monté sur un bon cheval pie s’arrêta devant la grille, et, d’un Holà ! sonore, appela les palefreniers, qui faisaient encore cercle avec les jardiniers autour de Blaisois, historien ordinaire de la valetaille du château. Ce holà ! connu sans doute de maître Blaisois, lui fit tourner la tête et il s’écria :

— Monsieur d’Artagnan !… Courez vite, vous autres, lui ouvrir la porte !

Un essaim de huit ardélions courut à la grille, qui fut ouverte comme si elle eût été de plumes. Et chacun de se confondre en politesses, car on savait l’accueil que le maître avait l’habitude de faire à cet ami, et toujours, pour ces sortes de remarques, il faut consulter le coup d’œil du valet.

— Ah ! dit avec un sourire tout agréable M. d’Artagnan qui se balançait sur l’étrier pour sauter à terre, où est ce cher comte ?

— Eh ! voyez, Monsieur, quel est votre malheur, dit Blaisois, quel sera aussi celui de M. le comte notre maître, lorsqu’il apprendra votre arrivée ! M. le comte, par un coup du sort, vient de partir il n’y a pas deux heures.

D’Artagnan ne se tourmenta pas pour si peu.

— Bon, dit-il, je vois que tu parles toujours le plus pur français du monde ; tu vas me donner une leçon de grammaire et de beau langage, tandis que j’attendrai le retour de ton maître.

— Voilà que c’est impossible, Monsieur, dit Blaisois ; vous attendriez trop longtemps.

— Il ne reviendra pas aujourd’hui ?

— Ni demain, Monsieur, ni après-demain. M. le comte est parti pour un voyage.

— Un voyage ! dit d’Artagnan, c’est une fable que tu me contes.

— Monsieur, c’est la plus exacte vérité. Monsieur m’a fait l’honneur de me recommander la maison, et il a ajouté de sa voix si pleine d’autorité et de douceur… c’est tout un pour moi : « Tu diras que je pars pour Paris. »

— Eh bien ! alors, s’écria d’Artagnan, puisqu’il marche sur Paris, c’est tout ce que je voulais savoir, il fallait commencer par là, nigaud… Il a donc deux heures d’avance ?

— Oui, Monsieur.

— Je l’aurai bientôt rattrapé. Est-il seul ?

— Non, Monsieur.

— Qui donc est avec lui ?

— Un gentilhomme que je ne connais pas, un vieillard, et M. Grimaud.

— Tout cela ne courra pas si vite que moi… je pars…

— Monsieur veut-il m’écouter un instant ? dit Blaisois, en appuyant doucement sur les rênes du cheval.

— Oui, si tu ne me fais pas de phrases ou que tu les fasses vite.

— Eh bien ! Monsieur, ce mot de Paris me paraît être un leurre.

— Oh ! oh ! dit d’Artagnan sérieux, un leurre ?

— Oui, Monsieur, et M. le comte ne va pas à Paris, j’en jurerais.

— Qui te fait croire ?

— Ceci : M. Grimaud sait toujours où va notre maître, et il m’avait promis, la première fois qu’on irait à Paris, de prendre un peu d’argent que je fais passer à ma femme.

— Ah ! tu as une femme ?

— J’en avais une, elle était de ce pays, mais Monsieur la trouvait bavarde, je l’ai envoyée à Paris ; c’est incommode parfois, mais bien agréable en d’autres moments.