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XV

LE PROSCRIT.


D’Artagnan n’était pas au bas de l’escalier que le roi appela son gentilhomme.

— J’ai une commission à vous donner, Monsieur, dit-il.

— Je suis aux ordres de Votre Majesté.

— Attendez alors.

Et le jeune roi se mit à écrire la lettre suivante, qui lui coûta plus d’un soupir, quoiqu’en même temps quelque chose comme le sentiment du triomphe brillât dans ses yeux.

« Monsieur le cardinal,

« Grâce à vos bons conseils, et surtout grâce à votre fermeté, j’ai su vaincre et dompter une faiblesse indigne d’un roi. Vous avez trop habilement arrangé ma destinée pour que la reconnaissance ne m’arrête pas au moment de détruire votre ouvrage. J’ai compris que j’avais tort de vouloir faire dévier ma vie de la route que vous lui aviez tracée. Certes, il eût été malheureux pour la France, et malheureux pour ma famille, que la mésintelligence éclatât entre moi et mon ministre.

« C’est pourtant ce qui fût certainement arrivé si j’avais fait ma femme de votre nièce. Je le comprends parfaitement, et désormais n’opposerai rien à l’accomplissement de ma destinée. Je suis donc prêt à épouser l’infante Marie-Thérèse. Vous pouvez fixer dès cet instant l’ouverture des conférences.

« Votre affectionné,

« Louis. »

Le roi relut la lettre, puis il la scella lui-même.

— Cette lettre à M. le cardinal, dit-il.

Le gentilhomme partit. À la porte de Mazarin, il rencontra Bernouin qui attendait avec anxiété.

— Eh bien ? demanda le valet de chambre du ministre.

— Monsieur, dit le gentilhomme, voici une lettre pour Son Éminence.

— Une lettre ! Ah ! nous nous y attendions, après le petit voyage de ce matin.

— Ah ! vous saviez que Sa Majesté…

— En qualité de Premier ministre, il est des devoirs de notre charge de tout savoir. Et Sa Majesté prie, supplie, je présume ?

— Je ne sais, mais il a soupiré bien des fois en l’écrivant.

— Oui, oui, oui, nous savons ce que cela veut dire. On soupire de bonheur comme de chagrin, Monsieur.

— Cependant, le roi n’avait pas l’air fort heureux en revenant, Monsieur.

— Vous n’aurez pas bien vu. D’ailleurs, vous n’avez vu Sa Majesté qu’au retour, puisqu’elle n’était accompagnée que de son seul lieutenant des gardes. Mais moi, j’avais le télescope de Son Éminence, et je regardais quand elle était fatiguée. Tous deux pleuraient, j’en suis sûr.

— Eh bien ! était-ce aussi de bonheur qu’ils pleuraient ?

— Non, mais d’amour, et ils se juraient mille tendresses que le roi ne demande pas mieux que de tenir. Or, cette lettre est un commencement d’exécution.

— Et que pense Son Éminence de cet amour, qui, d’ailleurs, n’est un secret pour personne ?

Bernouin prit le bras du messager de Louis, et tout en montant l’escalier :

— Confidentiellement, répliqua-t-il à demi-voix, Son Éminence s’attend au succès de l’affaire. Je sais bien que nous aurons la guerre avec l’Espagne ; mais bah ! la guerre satisfera la noblesse. M. le cardinal d’ailleurs dotera royalement, et même plus que royalement, sa nièce. Il y aura de l’argent, des fêtes et des coups ; tout le monde sera content.

— Eh bien ! à moi, répondit le gentilhomme en hochant la tête, il me semble que voici une lettre bien légère pour contenir tout cela.

— Ami, répondit Bernouin, je suis sûr de ce que je dis ; M. d’Artagnan m’a tout conté.

— Bon ! et qu’a-t-il dit ? voyons !

— Je l’ai abordé pour lui demander des nouvelles de la part du cardinal, sans découvrir nos desseins, bien entendu, car M. d’Artagnan est un fin limier.

« — Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il répondu, le roi est amoureux fou de mademoiselle de Mancini. Voilà tout ce que je puis vous dire. »

— Eh ! lui ai-je demandé, est-ce donc à ce point que vous le croyez capable de passer outre aux desseins de Son Éminence ?

« — Ah ! ne m’interrogez pas ; je crois le roi capable de tout. Il a une tête de fer, et ce qu’il veut, il le veut bien. S’il s’est chaussé dans la cervelle d’épouser mademoiselle de Mancini, il l’épousera. »

Et là-dessus il m’a quitté et est allé aux écuries, a pris un cheval, l’a sellé lui-même, a sauté dessus, et est parti comme si le diable l’emportait.

— De sorte que vous croyez… ?

— Je crois que M. le lieutenant des gardes en savait plus qu’il n’en voulait dire.

— Si bien qu’à votre avis, M. d’Artagnan…

— Court, selon toutes les probabilités, après les exilées pour faire toutes démarches utiles au succès de l’amour du roi.

En causant ainsi, les deux confidents étaient arrivés à la porte du cabinet de Son Éminence. Son Éminence n’avait plus la goutte, elle se promenait avec anxiété dans sa chambre, écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.

Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui avait ordre du roi de remettre la lettre aux mains mêmes de Son Éminence. Mazarin prit la lettre ; mais avant de l’ouvrir il se composa un sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les émotions de quelque genre qu’elles fussent. De cette façon, quelle que fût l’impression qu’il reçût de la lettre, aucun reflet de cette impression ne transpira sur son visage.

— Eh bien ! dit-il lorsqu’il eut lu et relu la lettre, à merveille, Monsieur. Annoncez au roi que je le remercie de son obéissance aux désirs de la reine-mère, et que je vais tout faire pour accomplir sa volonté.

Le gentilhomme sortit. À peine la porte avait--