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un des premiers qui eussent été au-devant d’elle, et il l’avait accompagnée du Havre à Paris.

Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne.

— Ah ! lui dit-elle, vous voilà, Monsieur ; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance qu’il a contractée avec le père.

— Le comte de La Fère, Madame, a été largement récompensé du peu qu’il a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et c’est moi qui vais lui porter l’assurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père et du fils.

— Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte ?

— Non, Votre Altesse ; c’est la première fois que j’aurai le bonheur de voir Sa Majesté.

— Vous n’avez pas besoin d’être recommandé près de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai point.

— Oh ! Votre Altesse est trop bonne !

— Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que j’ai remarqué votre grande sagesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas d’eux : parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un établissement ? Excusez ma question : ce n’est point la curiosité, c’est le désir de vous être bonne à quelque chose qui me la dicte.

— Non, Madame ; je vais en Angleterre pour remplir une mission qu’a bien voulu me confier Sa Majesté, voilà tout.

— Et vous comptez revenir en France ?

— Aussitôt cette mission remplie, à moins que Sa Majesté le roi Charles II ne me donne d’autres ordres.

— Il vous fera tout au moins la prière, j’en suis sûre, de rester près de lui le plus longtemps possible.

— Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai d’avance Votre Altesse royale de vouloir bien rappeler au roi de France qu’il a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués.

— Prenez garde que, lorsqu’il vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir.

— Je ne comprends pas, Madame.

— La cour de France est incomparable, je le sais bien ; mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour d’Angleterre.

Raoul sourit.

— Oh ! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à mes compatriotes. C’est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne : « Je viens à vous, mais je laisse mon cœur de l’autre côté du détroit. » N’est-ce point cela que signifiait votre sourire ?

— Votre Altesse a le don de lire jusqu’au plus profond des âmes ; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout séjour prolongé à la cour d’Angleterre serait une douleur pour moi.

— Et je n’ai pas besoin de m’informer si un si brave cavalier est payé de retour ?

— Madame, j’ai été élevé avec celle que j’aime, et je crois qu’elle a pour moi les mêmes sentiments que j’ai pour elle.

— Eh bien, partez vite, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et, à votre retour, nous verrons deux heureux, car j’espère qu’il n’y a aucun obstacle à votre bonheur ?

— Il y en a un grand, Madame.

— Bah ! et lequel ?

— La volonté du roi.

— La volonté du roi !… Le roi s’oppose à votre mariage ?

— Ou du moins il le diffère. J’ai fait demander au roi son agrément par le comte de La Fère, et, sans le refuser tout à fait, il a au moins dit positivement qu’il le lui ferait attendre.

— La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous ?

— Elle est digne de l’amour d’un roi, Madame.

— Je veux dire : Peut-être n’est-elle point d’une noblesse égale à la vôtre ?

— Elle est d’excellente famille.

— Jeune, belle ?

— Dix-sept ans, et pour moi belle à ravir !

— Est-elle en province ou à Paris ?

— Elle est à Fontainebleau, Madame.

— À la cour ?

— Oui.

— Je la connais ?

— Elle a l’honneur de faire partie de la maison de Votre Altesse Royale.

— Son nom ? demanda la princesse avec anxiété, si toutefois, ajouta-t-elle en se reprenant vivement, son nom n’est pas un secret ?

— Non, Madame ; mon amour est assez pur pour que je n’en fasse de secret à personne, et à plus forte raison à Votre Altesse, si parfaitement bonne pour moi. C’est mademoiselle Louise de La Vallière.

Madame ne put retenir un cri, dans lequel il y avait plus que de l’étonnement.

— Ah ! dit-elle, La Vallière… celle qui hier…

Elle s’arrêta.

— Celle qui, hier, s’est trouvée indisposée, je crois, continua-t-elle.

— Oui, Madame, j’ai appris l’accident qui lui était arrivé ce matin seulement.

— Et vous l’avez vue avant que de venir ici ?

— J’ai eu l’honneur de lui faire mes adieux.

— Et vous dites, reprit Madame en faisant un effort sur elle-même, que le roi a… ajourné votre mariage avec cette enfant ?

— Oui, madame, ajourné.

— Et a-t-il donné quelque raison à cet ajournement ?

— Aucune.

— Il y a longtemps que le comte de La Fère lui a fait cette demande ?

— Il y a plus d’un mois, Madame.

— C’est étrange, fit la princesse.

Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux.

— Un mois ? répéta-t-elle.

— À peu près.

— Vous avez raison, monsieur le vicomte, dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eût pu remarquer quelque contrainte, il