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le roi d’Angleterre n’a pas près de lui le génie puissant qui m’a sauvé, c’est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l’aide de ce même génie, et prier votre bras de s’étendre sur sa tête, bien assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombée au pied de l’échafaud de son père.

— Sire, répliqua Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion à mon égard, mais nous n’avons rien à faire là-bas : ce sont des enragés qui coupent la tête à leurs rois. Ils sont dangereux, voyez-vous, sire, et sales à toucher depuis qu’ils se sont vautrés dans le sang royal et dans la boue covenantaire. Cette politique-là ne m’a jamais convenu, et je la repousse.

— Aussi pouvez-vous nous aider à lui en substituer une autre.

— Laquelle ?

— La restauration de Charles II, par exemple.

— Eh ! mon Dieu ! répliqua Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre sire se flatterait de cette chimère ?

— Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des difficultés que semblait entrevoir dans ce projet l’œil si sûr de son ministre ; il ne demande même pour cela qu’un million.

— Voilà tout. Un petit million, s’il vous plaît ? fit ironiquement le cardinal en forçant son accent italien. Un petit million, s’il vous plaît, mon frère ? Famille de mendiants, va !

— Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tête, cette famille de mendiants est une branche de ma famille.

— Êtes-vous assez riche pour donner des millions aux autres, sire ? avez-vous des millions ?

— Oh ! répliqua Louis XIV avec une suprême douleur qu’il força cependant, à force de volonté, de ne point éclater sur son visage ; oh ! oui, monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre, mais enfin la couronne de France vaut bien un million, et pour faire une bonne action, j’engagerai, s’il le faut, ma couronne. Je trouverai des juifs qui me prêteront bien un million.

— Ainsi, sire, vous dites que vous avez besoin d’un million ? demanda Mazarin.

— Oui, Monsieur, je le dis.

— Vous vous trompez beaucoup, sire, et vous avez besoin de bien plus que cela. Bernouin !… Vous allez voir, sire, de combien vous avez besoin en réalité… Bernouin !

— Eh quoi ! cardinal, dit le roi, vous allez consulter un laquais sur mes affaires ?

— Bernouin ! cria encore le cardinal sans paraître remarquer l’humiliation du jeune prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te demandais tout à l’heure, mon ami.

— Cardinal, cardinal, ne m’avez-vous pas entendu ? dit Louis pâlissant d’indignation.

— Sire, ne vous fâchez pas ; je traite à découvert les affaires de Votre Majesté, moi. Tout le monde en France le sait, mes livres sont à jour. Que te disais-je de me faire tout à l’heure, Bernouin ?

— Votre Éminence me disait de lui faire une addition.

— Tu l’as faite, n’est-ce pas ?

— Oui, Monseigneur.

— Pour constater la somme dont Sa Majesté avait besoin en ce moment ? Ne te disais-je pas cela ? Sois franc, mon ami.

— Votre Éminence me le disait.

— Eh bien ! quelle somme disais-je ?

— Quarante-cinq millions, je crois.

— Et quelle somme trouverions-nous en réunissant toutes nos ressources ?

— Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.

— C’est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir ; laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, muet de stupéfaction.

— Mais cependant… balbutia le roi.

— Ah ! vous doutez encore, sire, dit le cardinal. Eh bien ! voici la preuve de ce que je vous disais.

Et Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres, qu’il présenta au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde.

— Ainsi, comme c’est un million que vous désirez, sire, que ce million n’est point porté là, c’est donc de quarante-six millions qu’a besoin Votre Majesté. Eh bien ! il n’y a pas de juifs au monde qui prêtent une pareille somme, même sur la couronne de France.

Le roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil.

— C’est bien, dit-il, mon frère le roi d’Angleterre mourra donc de faim.

— Sire, répondit sur le même ton Mazarin, rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l’expression de la plus saine politique : « Réjouis-toi d’être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi. »

Louis médita quelques moments, tout en jetant un curieux regard sur le papier dont un bout passait sous le traversin.

— Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à ma demande d’argent, monsieur le cardinal ?

— Absolue, sire.

— Songez que cela me fera un ennemi plus tard s’il remonte sans moi sur le trône.

— Si Votre Majesté ne craint que cela, qu’elle se tranquillise, dit vivement le cardinal.

— C’est bien, je n’insiste plus, dit Louis XIV.

— Vous ai-je convaincu, au moins, sire ? dit le cardinal en posant sa main sur celle du roi.

— Parfaitement.

— Toute autre chose, demandez-la, sire, et je serai heureux de vous l’accorder, vous ayant refusé celle-ci.

— Toute autre chose, Monsieur ?

— Eh ! oui, ne suis-je pas corps et âme au service de Votre Majesté ? Holà ! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa Majesté ! Sa Majesté rentre dans ses appartements.

— Pas encore, Monsieur, et puisque vous mettez votre bonne volonté à ma disposition, je vais en user.

— Pour vous, sire ? demanda le cardinal, espérant qu’il allait enfin être question de sa nièce.

— Non, Monsieur, pas pour moi, répondit