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À peine fut-il éloigné, que Fouquet, fronçant le sourcil, tomba dans une profonde rêverie.

Aramis le regarda un instant avec une espèce de compassion pleine de tristesse.

— Eh bien, lui dit-il, vous voilà ému au seul nom de cet homme. Eh quoi ! triomphant et joyeux tout à l’heure, voilà que vous vous rembrunissez à l’aspect de ce médiocre fantôme. Voyons, Monsieur, croyez-vous en votre fortune ?

— Non, répondit tristement Fouquet.

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis trop heureux en ce moment, répliqua-t-il d’une voix tremblante. Ah ! mon cher d’Herblay, vous qui êtes si savant, vous devez connaître l’histoire d’un certain tyran de Samos. Que puis-je jeter à la mer qui désarme le malheur à venir ? Oh ! je vous le répète, mon ami, je suis trop heureux ! si heureux que je ne désire plus rien au-delà de ce que j’ai… Je suis monté si haut… Vous savez ma devise : Quo non ascendam . Je suis monté si haut, que je n’ai plus qu’à descendre. Il m’est donc impossible de croire au progrès d’une fortune qui est déjà plus qu’humaine.

Aramis sourit en fixant sur Fouquet son œil si caressant et si fin.

— Si je connaissais votre bonheur, dit-il, je craindrais peut-être votre disgrâce ; mais vous me jugez en véritable ami, c’est-à-dire que vous me trouvez bon pour l’infortune, voilà tout. C’est déjà immense et précieux, je le sais ; mais, en vérité, j’ai bien le droit de vous demander de me confier de temps en temps les choses heureuses qui vous arrivent et auxquelles je prendrais part, vous le savez, plus qu’à celles qui m’arriveraient à moi-même.

— Mon cher prélat, dit en riant Fouquet, mes secrets sont par trop profanes pour que je les confie à un évêque, si mondain qu’il soit.

— Bah ! en confession ?

— Oh ! je rougirais trop si vous étiez mon confesseur.

Et Fouquet se mit à soupirer.

Aramis le regarda encore sans autre manifestation de sa pensée que son muet sourire.

— Allons, dit-il, c’est une grande vertu que la discrétion.

— Silence ! dit Fouquet. Voici cette venimeuse bête qui m’a reconnu et qui s’approche de nous.

— Colbert ?

— Oui ; écartez-vous, mon cher d’Herblay ; je ne veux pas que ce cuistre vous voie avec moi, il vous prendrait en aversion.

Aramis lui serra la main.

— Qu’ai-je besoin de son amitié ? dit-il ; n’êtes-vous pas là ?

— Oui ; mais peut-être n’y serai-je pas toujours, répondit mélancoliquement Fouquet.

— Ce jour-là, si ce jour-là vient jamais, dit tranquillement Aramis, nous aviserons à nous passer de l’amitié ou à braver l’aversion de M. Colbert. Mais dites-moi, cher monsieur Fouquet, au lieu de vous entretenir avec ce cuistre, comme vous lui faites l’honneur de l’appeler, conversation dont je ne sens pas l’utilité, que ne vous rendez-vous, sinon auprès du roi, du moins auprès de Madame ?

— De Madame ? fit le surintendant distrait par ses souvenirs. Oui, sans doute, près de Madame.

— Vous vous rappelez, continua Aramis, qu’on nous a appris la grande faveur dont Madame jouit depuis deux ou trois jours. Il entre, je crois, dans votre politique et dans nos plans que vous fassiez assidûment votre cour aux amies de Sa Majesté. C’est le moyen de balancer l’autorité naissante de M. Colbert. Rendez-vous donc le plus tôt possible près de Madame et ménagez-vous cette alliée.

— Mais, dit Fouquet, êtes-vous bien sûr que c’est véritablement sur elle que le roi a les yeux fixés en ce moment ?

— Si l’aiguille avait tourné, ce serait depuis ce matin. Vous savez que j’ai ma police.

— Bien ! j’y vais de ce pas, et à tout hasard j’aurai mon moyen d’introduction : c’est une magnifique paire de camées antiques enchâssés dans des diamants.

— Je l’ai vue ; rien de plus riche et de plus royal.

Ils furent interrompus en ce moment par un laquais conduisant un courrier.

— Pour monsieur le surintendant, dit tout haut ce courrier en présentant à Fouquet une lettre.

— Pour monseigneur l’évêque de Vannes, dit tout bas le laquais en remettant une lettre à Aramis.

Et, comme le laquais portait une torche, il se plaça entre le surintendant et l’évêque, afin que tous deux pussent lire en même temps.

À l’aspect de l’écriture fine et serrée de l’enveloppe, Fouquet tressaillit de joie ; ceux-là seuls qui aiment ou qui ont aimé comprendront son inquiétude d’abord, puis son bonheur ensuite.

Il décacheta vivement la lettre, qui ne renfermait que ces seuls mots :

« Il y a une heure que je t’ai quitté, il y a un siècle que je ne t’ai dit : Je t’aime. »

C’était tout.

Madame de Bellière avait, en effet, quitté Fouquet depuis une heure, après avoir passé deux jours avec lui ; et de peur que son souvenir ne s’écartât trop longtemps du cœur qu’elle regrettait, elle lui envoyait le courrier porteur de cette importante missive.

Fouquet baisa la lettre et la paya d’une poignée d’or.

Quant à Aramis, il lisait, comme nous avons dit, de son côté, mais avec plus de froideur et de réflexion, le billet suivant :

« Le roi a été frappé ce soir d’un coup étrange : une femme l’aime. Il l’a su par hasard en écoutant la conversation de cette jeune fille avec ses compagnes. De sorte que le roi est tout entier à ce nouveau caprice. La femme s’appelle mademoiselle de La Vallière et est d’une assez médiocre beauté pour que ce caprice devienne une grande passion.

« Prenez garde à mademoiselle de La Vallière. »

Pas un mot de Madame.