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— Mais, Louise, s’écria Montalais, vous nous dites cela et vous ne le pratiquez point !

— Que voulez-vous dire ?

— Vous êtes adorée de Raoul de Bragelonne, aimée à deux genoux. Le pauvre garçon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus qu’il ne le serait même de ma coquetterie ou de la fierté d’Athénaïs.

— Ceci est tout simplement une subdivision de la coquetterie, dit Athénaïs, et Mademoiselle, à ce que je vois, la pratique sans s’en douter.

— Oh ! fit La Vallière.

— Oui, cela s’appelle l’instinct : parfaite sensibilité, exquise recherche de sentiments, montre perpétuelle d’élans passionnés qui n’aboutissent jamais. Oh ! c’est fort habile aussi et très-efficace. J’eusse même, maintenant que j’y réfléchis, préféré cette tactique à ma fierté pour combattre les hommes, parce qu’elle offre l’avantage de faire croire parfois à la conviction ; mais, dès à présent, sans passer condamnation tout à fait pour moi-même, je la déclare supérieure à la simple coquetterie de Montalais.

Les deux jeunes filles se mirent à rire.

La Vallière seule garda le silence et secoua la tête.

Puis, après un instant :

— Si vous me disiez le quart de ce que vous venez de me dire devant un homme, fit-elle, ou même que je fusse persuadée que vous le pensez, je mourrais de honte et de douleur sur cette place.

— Eh bien, mourez, tendre petite, répondit mademoiselle de Tonnay-Charente ; car, s’il n’y a pas d’hommes ici, il y a au moins deux femmes, vos amies, qui vous déclarent atteinte et convaincue d’être une coquette d’instinct, une coquette naïve ; c’est-à-dire la plus dangereuse espèce de coquette qui existe au monde.

— Oh ! Mesdemoiselles ! répondit La Vallière rougissante et près de pleurer.

Les deux compagnes éclatèrent de rire sur de nouveaux frais.

— Eh bien, je demanderai des renseignements à Bragelonne.

— À Bragelonne ? fit Athénaïs.

— Eh ! oui, à ce grand garçon courageux comme César, fin et spirituel comme M. Fouquet, à ce pauvre garçon qui depuis douze ans te connaît, t’aime, et qui cependant, s’il faut t’en croire, n’a jamais baisé le bout de tes doigts.

— Expliquez-nous cette cruauté, vous la femme de cœur, dit Athénaïs à La Vallière.

— Je l’expliquerai par un seul mot : la vertu. Nierez-vous la vertu, par hasard ?

— Voyons, Louise, ne mens pas, dit Aure en lui prenant la main.

— Mais que voulez-vous donc que je vous dise ? s’écria La Vallière.

— Ce que vous voudrez. Mais vous aurez beau dire, je persiste dans mon opinion sur vous. Coquette d’instinct, coquette naïve, c’est-à-dire, je l’ai dit et je le redis, la plus dangereuse de toutes les coquettes.

— Oh ! non, non, par grâce ! ne croyez pas cela.

— Comment ! douze ans de rigueur absolue !

— Oh ! il y a douze ans, j’en avais cinq. L’abandon d’un enfant ne peut pas être compté à la jeune fille.

— Eh bien, vous avez dix-sept ans ; trois ans au lieu de douze. Depuis trois ans, vous avez été constamment et entièrement cruelle. Vous avez contre vous les muets ombrages de Blois, les rendez-vous où l’on compte les étoiles, les séances nocturnes sous les platanes, ses vingt ans parlant à vos quatorze ans, le feu de ses yeux vous parlant à vous-même.

— Soit, soit ; mais il en est ainsi !

— Allons donc, impossible !

— Mais, mon Dieu, pourquoi donc impossible !

— Dis-nous des choses croyables, ma chère, et nous te croirons.

— Mais enfin, supposez une chose.

— Laquelle ? Voyons.

— Achevez, ou nous supposerons bien plus que vous ne voudrez.

— Supposons, alors ; supposons que je croyais aimer, et que je n’aime pas.

— Comment, tu n’aimes pas ?

— Que voulez-vous ! si j’ai été autrement que ne sont les autres quand elles aiment, c’est que je n’aime pas ; c’est que mon heure n’est pas encore venue.

— Louise ! Louise ! dit Montalais, prends garde, je vais te retourner ton mot de tout à l’heure. Raoul n’est pas là, ne l’accable pas en son absence ; sois charitable, et si, en y regardant de bien près, tu penses ne pas l’aimer, dis-le-lui à lui-même. Pauvre garçon !

Et elle se mit à rire.

— Mademoiselle plaignait tout à l’heure M. de Guiche, dit Athénaïs ; ne pourrait-on pas trouver l’explication de cette indifférence pour l’un dans cette compassion pour l’autre ?

— Accablez-moi, Mesdemoiselles, fit tristement La Vallière, accablez-moi, puisque vous ne me comprenez pas.

— Oh ! oh ! répondit Montalais, de l’humeur, du chagrin, des larmes : nous rions, Louise, et ne sommes pas, je t’assure, tout à fait les monstres que tu crois ; regarde Athénaïs la fière, comme on l’appelle, elle n’aime pas M. de Montespan, c’est vrai, mais elle serait au désespoir que M. de Montespan ne l’aimât pas… Regarde-moi, je ris de M. Malicorne, mais ce pauvre Malicorne dont je ris sait bien quand il veut faire aller ma main sur ses lèvres. Et puis la plus âgée de nous n’a pas vingt ans… quel avenir !

— Folles ! folles que vous êtes ! murmura Louise.

— C’est vrai, fit Montalais, et toi seule as dit des paroles de sagesse.

— Certes !

— Accordé, répondit Athénaïs. Ainsi, décidément, vous n’aimez pas ce pauvre M. de Bragelonne !

— Peut-être ! dit Montalais, elle n’en est pas encore bien sûre. Mais, en tout cas, écoute, Athénaïs : si M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil d’amie.

— Lequel ?

— C’est de bien le regarder avant de te décider pour M. de Montespan.

— Oh ! si vous le prenez par là, ma chère,