Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/357

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petit cri ; puis, rassurées à l’instant même, riaient et reprenaient leur marche.

Et elles arrivèrent ainsi au chêne royal, vénérable reste d’un chêne qui, dans sa jeunesse, avait entendu les soupirs de Henri II pour la belle Diane de Poitiers, et plus tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle d’Estrées.

Sous ce chêne, les jardiniers avaient accumulé la mousse et le gazon, de telle sorte que jamais siège circulaire n’avait mieux reposé les membres fatigués d’un roi.

Le tronc de l’arbre formait un dossier rugueux, mais suffisamment large pour quatre personnes.

Sous les rameaux qui obliquaient vers le tronc, les voix se perdaient en filtrant vers les cieux.


CXV

CE QUI SE DISAIT SOUS LE CHÊNE ROYAL.


Il y avait dans la douceur de l’air, dans le silence du feuillage, un muet engagement pour ces jeunes femmes à changer tout de suite la conversation badine en une conversation plus sérieuse.

Celle même dont le caractère était le plus enjoué, Montalais, par exemple, y penchait la première.

Elle débuta par un gros soupir.

— Quelle joie, dit-elle, de nous sentir ici, libres, seules, et en droit d’être franches, surtout envers nous-mêmes !

— Oui, dit mademoiselle de Tonnay-Charente ; car la cour, si brillante qu’elle soit, cache toujours un mensonge sous les plis du velours ou sous les feux des diamants.

— Moi, répliqua La Vallière, je ne mens jamais ; quand je ne puis dire la vérité, je me tais.

— Vous ne serez pas longtemps en faveur, ma chère, dit Montalais ; ce n’est point ici comme à Blois, où nous disions à la vieille Madame tous nos dépits et toutes nos envies. Madame avait ses jours où elle se souvenait d’avoir été jeune. Ces jours-là, quiconque causait avec Madame trouvait une amie sincère. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et nous, nous lui contions ses amours avec d’autres, ou du moins les bruits qu’on avait fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme ! si innocente ! elle en riait, nous aussi ; où est-elle à présent ?

— Ah ! Montalais, rieuse Montalais, s’écria La Vallière, voilà que tu soupires encore ; les bois t’inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir.

— Mesdemoiselles, dit Athénaïs, vous ne devez pas tellement regretter la cour de Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, c’est l’endroit où viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs, que les confesseurs surtout, défendent avec sévérité. À la cour, on se dit ces choses sous privilège du roi et des reines, n’est-ce pas agréable ?

— Oh ! Athénaïs, dit Louise en rougissant.

— Athénaïs est franche ce soir, dit Montalais, profitons-en.

— Oui, profitons-en, car on m’arracherait ce soir les plus intimes secrets de mon cœur.

— Ah ! si M. de Montespan était là ! dit Montalais.

— Vous croyez que j’aime M. de Montespan ? murmura la belle jeune fille.

— Il est beau, je suppose ?

— Oui, et ce n’est pas un mince avantage à mes yeux.

— Vous voyez bien.

— Je dirai plus, il est, de tous les hommes qu’on voit ici, le plus beau et le plus…

— Qu’entend-on là ? dit La Vallière en faisant sur le banc de mousse un brusque mouvement.

— Quelque daim qui fuit dans les branches.

— Je n’ai peur que des hommes, dit Athénaïs.

— Quand ils ne ressemblent pas à M. de Montespan ?

— Finissez cette raillerie… M. de Montespan est aux petits soins pour moi ; mais cela n’engage à rien. N’avons-nous pas ici M. de Guiche qui est aux petits soins pour Madame ?

— Pauvre, pauvre garçon ! dit La Vallière.

— Pourquoi pauvre ? Madame est assez belle et assez grande dame, je suppose.

La Vallière secoua douloureusement la tête.

— Quand on aime, dit-elle, ce n’est ni la belle ni la grande dame ; mes chères amies, quand on aime, ce doit être le cœur et les yeux seuls de celui ou de celle qu’on aime.

Montalais se mit à rire bruyamment.

— Cœur, yeux, oh ! sucrerie, dit-elle.

— Je parle pour moi, répliqua La Vallière.

— Nobles sentiments ! dit Athénaïs d’un air protecteur, mais froid.

— Ne les avez-vous pas, mademoiselle ? dit Louise.

— Parfaitement, mademoiselle ; mais je continue. Comment peut-on plaindre un homme qui rend des soins à une femme comme Madame ? S’il y a disproportion, c’est du côté du comte.

— Oh ! non, non, fit La Vallière, c’est du côté de Madame.

— Expliquez-vous.

— Je m’explique. Madame n’a pas même le désir de savoir ce que c’est que l’amour. Elle joue avec ce sentiment comme les enfants avec les artifices dont une étincelle embraserait un palais. Cela brille, voilà ce qu’il lui faut. Or, joie et amour sont le tissu dont elle veut que soit tramée sa vie. M. de Guiche aimera cette dame illustre ; elle ne l’aimera pas.

Athénaïs partit d’un éclat de rire dédaigneux.

— Est-ce qu’on aime ? dit-elle. Où sont vos nobles sentiments de tout à l’heure ? La vertu d’une femme n’est-elle point dans le courageux refus de toute intrigue à conséquence. Une femme bien organisée et douée d’un cœur généreux doit regarder les hommes, s’en faire aimer, adorer même, et dire une fois au plus dans sa vie : « Tiens ! il me semble que, si je n’eusse