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Guiche la reconnut. Il s’arrêta.

— Bonsoir, Mademoiselle ! dit-il vivement.

— Bonsoir, monsieur le comte !

— Ah ! mademoiselle de La Vallière, continua de Guiche, que je suis heureux de vous rencontrer !

— Et moi aussi, monsieur le comte, je suis heureuse de ce hasard, dit la jeune fille en faisant un mouvement pour se retirer.

— Oh ! non ! non ! ne me quittez pas, dit de Guiche en étendant la main vers elle ; car vous démentiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie ; il fait la plus belle soirée du monde. Vous fuyez le bruit, vous ! Vous aimez votre société à vous seule, vous ! Eh bien, oui, je comprends cela ; toutes les femmes qui ont du cœur sont ainsi. Jamais on n’en verra une s’ennuyer loin du tourbillon de tous ces plaisirs bruyants ! Oh ! Mademoiselle ! Mademoiselle !

— Mais qu’avez-vous donc, monsieur le comte ? demanda La Vallière avec un certain effroi. Vous semblez agité.

— Moi ? Non pas ; non.

— Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le remerciement que je me proposais de vous faire à la première occasion. C’est à votre protection, je le sais, que je dois d’avoir été admise parmi les filles d’honneur de Madame.

— Ah ! oui, vraiment, je m’en, souviens et je m’en félicite, Mademoiselle. Aimez-vous quelqu’un, vous ?

— Moi ?

— Oh ! pardon, je ne sais ce que je dis ; pardon mille fois. Madame avait raison, bien raison ; cet exil brutal a complètement bouleversé mon esprit.

— Mais le roi vous a bien reçu, ce me semble, monsieur le comte ?

— Trouvez-vous ?… Bien reçu… peut-être… oui…

— Sans doute, bien reçu ; car, enfin, vous revenez sans congé de lui ?

— C’est vrai, et je crois que vous avez raison, Mademoiselle. Mais n’avez vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne ?

La Vallière tressaillit à ce nom.

— Pourquoi cette question ? demanda-t-elle.

— Oh ! mon Dieu ! vous blesserais-je encore ? fit de Guiche. En ce cas, je suis bien malheureux, bien à plaindre !

— Oui, bien malheureux, bien à plaindre, monsieur de Guiche, car vous paraissez horriblement souffrir.

— Oh ! Mademoiselle, que n’ai-je une sœur dévouée, une amie véritable !

— Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de Bragelonne, dont vous parliez tout à l’heure, est, il me semble, un de ces bons amis.

— Oui, oui, en effet, c’est un de mes bons amis. Adieu, Mademoiselle, adieu ! recevez tous mes respects.

Et il s’enfuit comme un fou du côté de l’étang.

Son ombre noire glissait grandissante parmi les ifs lumineux et les larges moires resplendissantes de l’eau.

La Vallière le regarda quelque temps avec compassion.

— Oh ! oui, oui, dit-elle, il souffre et je commence à comprendre pourquoi.

Elle achevait à peine, lorsque ses compagnes, mesdemoiselles de Montalais et de Tonnay-Charente, accoururent.

Elles avaient fini leur service, dépouillé leurs habits de nymphes, et, joyeuses de cette belle nuit, du succès de la soirée, elles revenaient trouver leur compagne.

— Eh quoi, déjà ! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premières au rendez-vous.

— J’y suis depuis un quart d’heure, répondit La Vallière.

— Est-ce que la danse ne vous a point amusée ?

— Non.

— Et tout le spectacle.

— Non plus. En fait de spectacle, j’aime bien mieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille çà et là une lumière qui passe comme un œil rouge, tantôt ouvert, tantôt fermé.

— Elle est poëte, cette La Vallière, dit Tonnay-Charente.

— C’est-à-dire insupportable, fit Montalais. Toutes les fois qu’il s’agit de rire un peu ou de s’amuser de quelque chose, La Vallière pleure ; toutes les fois qu’il s’agit de pleurer, pour nous autres femmes, chiffons perdus, amour-propre piqué, parure sans effet, La Vallière rit.

— Oh ! quant à moi, je ne puis être de ce caractère, dit mademoiselle de Tonnay-Charente. Je suis femme, et femme comme on ne l’est pas ; qui m’aime me flatte, qui me flatte me plaît par sa flatterie, et qui me plaît…

— Eh bien ! tu n’achèves pas ? dit Montalais.

— C’est trop difficile, répliqua mademoiselle de Tonnay-Charente en riant aux éclats. Achève pour moi, toi qui as tant d’esprit.

— Et vous, Louise, dit Montalais, vous plaît-on ?

— Cela ne regarde personne, dit la jeune fille en se levant du banc de mousse où elle était restée étendue pendant tout le temps qu’avait duré le ballet. Maintenant, Mesdemoiselles, nous avons formé le projet de nous divertir cette nuit sans surveillants et sans escorte. Nous sommes trois, nous nous plaisons l’une à l’autre, il fait un temps superbe ; regardez là-bas, voyez la lune qui monte doucement au ciel et argente les cimes des marronniers et des chênes. Oh ! la belle promenade ! oh ! la belle liberté ! la belle herbe fine des bois, la belle faveur que me fait votre amitié ; prenons-nous par le bras et gagnons les grands arbres. Ils sont tous, en ce moment, attablés et actifs là-bas, occupés à se parer pour une promenade d’apparat ; on selle les chevaux, on attelle les voitures, les mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un endroit où nul œil ne vous devine, où nul pas ne marche dans notre pas. Vous rappelez-vous, Montalais, les bois de Cheverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois ? Nous avons échangé là-bas bien des espérances.

— Bien des confidences aussi.