Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le buste était en harmonie avec cette base ; de beaux cheveux ondoyants, un air de fraîcheur rehaussé par l’éclat de beaux yeux bleus qui brûlaient doucement les cœurs, une bouche aux lèvres appétissantes, qui daignait s’ouvrir pour sourire : tel était le prince de l’année, qu’on eût, et à juste titre ce soir-là, nommé le roi de tous les Amours.

Il y avait dans sa démarche quelque chose de la légère majesté d’un dieu. Il ne dansait pas, il planait.

Cette entrée fit donc l’effet le plus brillant. Soudain, comme nous l’avons dit, on aperçut le comte de Saint-Aignan qui cherchait à s’approcher du roi ou de Madame.

La princesse, vêtue d’une robe longue, diaphane et légère comme les plus fines résilles que tissent les savantes Malinoises, le genou parfois dessiné sous les plis de la tunique, son petit pied chaussé de soie, s’avançait radieuse avec son cortège de bacchantes, et touchait déjà la place qui lui était assignée pour danser.

Les applaudissements durèrent si longtemps, que le comte eut tout le loisir de joindre le roi arrêté sur une pointe.

— Qu’y a-t-il, Saint-Aignan ? fit le Printemps.

— Mon Dieu ! sire, répliqua le courtisan, tout pâle, il y a que Votre Majesté n’a pas songé au pas des Fruits.

— Si fait ; il est supprimé.

— Non pas, sire. Votre Majesté n’en a point donné l’ordre, et la musique l’a conservé.

— Voilà qui est fâcheux ! murmura le roi. Ce pas n’est point exécutable, puisque M. de Guiche est absent. Il faudra le supprimer.

— Oh ! sire, un quart d’heure de musique sans danses, ce sera froid à tuer le ballet.

— Mais, comte, alors…

— Oh ! sire, le grand malheur n’est pas là ; car, après tout, l’orchestre coopérerait encore tant bien que mal, s’il était nécessaire ; mais…

— Mais quoi ?

— C’est que M. de Guiche est ici.

— Ici, répliqua le roi en fronçant le sourcil ; ici ?… Vous êtes sûr ?…

— Tout habillé pour le ballet, sire.

Le roi sentit le rouge lui monter au visage.

— Vous vous serez trompé, dit-il.

— Si peu, sire, que Votre Majesté peut regarder à sa droite. Le comte attend.

Louis se tourna vivement de ce côté ; et, en effet, à sa droite, éclatant de beauté sous son habit de Vertumne, de Guiche attendait que le roi le regardât pour lui adresser la parole.

Dire la stupéfaction du roi, celle de Monsieur qui s’agita dans sa loge ; dire les chuchotements, l’oscillation des têtes dans la salle ; dire l’étrange saisissement de Madame à la vue de son partner, c’est une tâche que nous laissons à de plus habiles.

Le roi était resté bouche béante et regardait le comte.

Celui-ci s’approcha, respectueux, courbé :

— Sire, dit-il, le plus humble serviteur de Votre Majesté vient lui faire service en ce jour, comme il a fait au jour de bataille. Le roi, en manquant ce pas des fruits, perdait la plus belle scène de son ballet. Je n’ai pas voulu qu’un semblable dommage résultât par moi, pour la beauté, l’adresse et la bonne grâce du roi ; j’ai quitté mes fermiers, afin de venir en aide à mon prince.

Chacun de ces mots tombait, mesuré, harmonieux, éloquent, dans l’oreille de Louis XIV. La flatterie lui plut autant que le courage l’étonna. Il se contenta de répondre :

— Je ne vous avais pas dit de revenir, comte.

— Assurément, sire ; mais Votre Majesté ne m’avait pas dit de rester.

Le roi sentait le temps courir. La scène, en se prolongeant, pouvait tout brouiller. Une seule ombre à ce tableau le gâtait sans ressource.

Le roi, d’ailleurs, avait le cœur tout plein de bonnes idées ; il venait de puiser dans les yeux si éloquents de Madame une inspiration nouvelle.

Ce regard de Henriette lui avait dit :

— Puisqu’on est jaloux de vous, divisez les soupçons ; qui se défie de deux rivaux ne se défie d’aucun.

Madame, avec cette habile diversion, l’emporta.

Le roi sourit à de Guiche.

De Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame. Seulement, il vit bien qu’elle affectait de ne le point regarder. Sa grâce obtenue, il l’attribua au cœur de la princesse. Le roi en sut gré à tout le monde.

Monsieur seul ne comprit pas.

Le ballet commença ; il fut splendide.

Quand les violons enlevèrent, par leurs élans, ces illustres danseurs, quand la pantomime naïve de cette époque, bien plus naïve encore par le jeu, fort médiocre, des augustes histrions, fut parvenue à son point culminant de triomphe, la salle faillit crouler sous les applaudissements.

De Guiche brilla comme un soleil, mais comme un soleil courtisan qui se résigne au deuxième rôle.

Dédaigneux de ce succès, dont Madame ne lui témoignait aucune reconnaissance, il ne songea plus qu’à reconquérir bravement la préférence ostensible de la princesse.

Elle ne lui donna pas un seul regard.

Peu à peu toute sa joie, tout son brillant s’éteignirent dans la douleur et l’inquiétude : en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tête hébétée.

Le roi, dès ce moment, fut réellement le premier danseur du quadrille.

Il jeta un regard de côté sur son rival vaincu.

De Guiche n’était même plus courtisan ; il dansait mal, sans adulation ; bientôt il ne dansa plus du tout.

Le roi et Madame triomphèrent.


CXIV

LES NYMPHES DU PARC DE FONTAINEBLEAU


Le roi demeura un instant à jouir de son triomphe, qui, nous l’avons dit, était aussi complet que possible.