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— Sire, nous avons déjà fait donner six millions à M. Fouquet. Il les a donnés de trop bonne grâce pour n’en pas donner encore d’autres si besoin était. Besoin est aujourd’hui ; donc, il faut qu’il s’exécute.

Le roi fronça le sourcil.

— Monsieur Colbert, dit-il en accentuant le nom du financier, ce n’est point ainsi que je l’entends, je ne veux pas employer contre un de mes serviteurs des moyens de pression qui le gênent et qui entravent son service. M. Fouquet a donné six millions en huit jours, c’est une somme.

Colbert pâlit.

— Cependant, fit-il, Votre Majesté ne parlait pas ce langage il y a quelque temps ; lorsque les nouvelles de Belle-Isle arrivèrent, par exemple.

— Vous avez raison, monsieur Colbert.

— Rien n’est changé depuis cependant, bien au contraire.

— Dans ma pensée, Monsieur, tout est changé.

— Comment, sire, Votre Majesté ne croit plus aux tentatives ?

— Mes affaires me regardent, monsieur le sous-intendant, et je vous ai déjà dit que je les faisais moi-même.

— Alors, je vois que j’ai eu le malheur, dit Colbert en tremblant de rage et de peur, de tomber dans la disgrâce de Votre Majesté.

— Nullement ; vous m’êtes, au contraire, fort agréable.

— Eh ! sire, dit le ministre avec cette brusquerie affectée et habile quand il s’agissait de flatter l’amour-propre de Louis, à quoi bon être agréable à Votre Majesté si on ne lui est plus utile ?

— Je réserve vos services pour une occasion meilleure, et, croyez-moi, ils n’en vaudront que mieux.

— Ainsi le plan de Votre Majesté en cette affaire ?…

— Vous avez besoin d’argent, monsieur Colbert ?

— De sept cent mille livres, sire.

— Vous les prendrez dans mon trésor particulier.

Colbert s’inclina.

— Et, ajouta Louis, comme il me paraît difficile que, malgré votre économie, vous satisfassiez avec une somme aussi exiguë aux dépenses que je veux faire, je vais vous signer une cédule de trois millions.

Le roi prit une plume et signa aussitôt. Puis, remettant le papier à Colbert :

— Soyez tranquille, dit-il, le plan que j’ai adopté est un plan de roi, monsieur Colbert.

Et sur ces mots, prononcés avec toute la majesté que le jeune prince savait prendre dans ces circonstances, il congédia Colbert pour donner audience aux tailleurs.

L’ordre donné par le roi était connu dans tout Fontainebleau ; on savait déjà que le roi essayait son habit et que le ballet serait dansé le soir.

Cette nouvelle courut avec la rapidité de l’éclair, et sur son passage elle alluma toutes les coquetteries, tous les désirs, toutes les folles ambitions.

À l’instant même, et comme par enchantement, tout ce qui savait tenir une aiguille, tout ce qui savait distinguer un pourpoint d’avec un haut-de-chausses, comme dit Molière, fut convoqué pour servir d’auxiliaire aux élégants et aux dames.

Le roi eut achevé sa toilette à neuf heures ; il parut dans son carrosse découvert et orné de feuillages et de fleurs.

Les reines avaient pris place sur une magnifique estrade disposée, sur les bords de l’étang, dans un théâtre d’une merveilleuse élégance.

En cinq heures, les ouvriers charpentiers avaient assemblé toutes les pièces de rapport de ce théâtre ; les tapissiers avaient tendu leurs tapisseries, dressé leurs sièges, et, comme au signal d’une baguette d’enchanteur, mille bras, s’aidant les uns les autres au lieu de se gêner, avaient construit l’édifice dans ce lieu au son des musiques, pendant que déjà les artificiers illuminaient le théâtre et les bords de l’étang par un nombre incalculable de bougies.

Comme le ciel s’étoilait et n’avait pas un nuage, comme on n’entendait pas un souffle d’air dans les grands bois, comme si la nature elle-même s’était accommodée à la fantaisie du prince, on avait laissé ouvert le fond de ce théâtre. En sorte que, derrière les premiers plans du décor, on apercevait pour fond ce beau ciel ruisselant d’étoiles cette nappe d’eau embrasée de feux qui s’y réfléchissaient, et les silhouettes bleuâtres des grandes masses de bois aux cimes arrondies.

Quand le roi parut, toute la salle était pleine et présentait un groupe étincelant de pierreries et d’or, dans lequel le premier regard ne pouvait distinguer aucune physionomie.

Peu à peu, quand la vue s’accoutumait à tant d’éclat, les plus rares beautés apparaissaient, comme dans le ciel du soir les étoiles, une à une, pour celui qui a fermé les yeux et qui les rouvre.

Le théâtre représentait un bocage ; quelques faunes levant leurs pieds fourchus sautillaient çà et là ; une dryade, apparaissant, les excitait à la poursuite ; d’autres se joignaient à elle pour la défendre, et l’on se querellait en dansant.

Soudain devait paraître, pour ramener l’ordre et la paix, le Printemps et toute sa cour.

Les éléments, les puissances subalternes de la mythologie avec leurs attributs, se précipitaient sur les traces de leur gracieux souverain.

Les Saisons, alliées du Printemps, venaient à ses côtés former un quadrille, qui, sur des paroles plus ou moins flatteuses, entamait la danse. La musique, hautbois, flûtes et violes, peignait les plaisirs champêtres.

Déjà le roi entrait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

Il était vêtu d’une tunique de fleurs, qui dégageait, au lieu de l’alourdir, sa taille svelte et bien prise. Sa jambe, une des plus élégantes de la cour, paraissait avec avantage dans un bas de soie couleur chair, soie si fine et si transparente que l’on eût dit la chair elle-même.

Les plus charmants souliers de satin lilas clair, à bouffettes de fleurs et de feuilles, emprisonnaient son petit pied.