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m’est souverainement utile pour que j’arrive à vous extirper l’autre. »

— Bien dit, bien jugé, chère Henriette, répondit le roi en souriant.

— Oh ! nous avons d’habiles gens à Londres, sire.

— Et ces habiles gens font d’adorables élèves ; ce Daley, Darley… comment l’appelez-vous ?

— Dawley.

— Eh bien ! je lui ferai pension dès demain pour son aphorisme ; vous, Henriette, commencez, je vous prie, par choisir le moindre de vos maux. Vous ne répondez pas, vous souriez ; je devine, le moindre de vos maux, n’est-ce pas, c’est votre séjour en France ? Je vous laisserai ce mal-là, et, pour débuter dans la cure de l’autre, je veux chercher dès aujourd’hui un sujet de divagation pour les jaloux de tout sexe qui nous persécutent.

— Chut ! cette fois-ci, on vient bien réellement, dit Madame.

Et elle se baissa pour cueillir une pervenche dans le gazon touffu.

On venait, en effet ; car soudain se précipitèrent, par le sommet du monticule, une foule de jeunes femmes que suivaient les cavaliers ; la cause de toute cette irruption était un magnifique sphinx des vignes aux ailes supérieures semblables au plumage du chat-huant, aux ailes inférieures pareilles à des feuilles de rose.

Cette proie opime était tombée dans les filets de mademoiselle de Tonnay-Charente, qui la montrait avec fierté à ses rivales, moins bonnes chercheuses qu’elle.

La reine de la chasse s’assit à vingt pas à peu près du banc où se tenaient Louis et Madame Henriette, s’adossa à un magnifique chêne enlacé de lierres, et piqua le papillon sur le jonc de sa longue canne.

Mademoiselle de Tonnay-Charente était fort belle ; aussi les hommes désertèrent-ils les autres femmes pour venir, sous prétexte de lui faire compliment sur son adresse, se presser en cercle autour d’elle.

Le roi et la princesse regardaient sournoisement cette scène comme les spectateurs d’un autre âge regardent les jeux des petits enfants.

— On s’amuse là-bas, dit le roi.

— Beaucoup, sire ; j’ai toujours remarqué qu’on s’amusait là où étaient la jeunesse et la beauté.

— Que dites-vous de mademoiselle de Tonnay-Charente, Henriette ? demanda le roi.

— Je dis qu’elle est un peu blonde, répondit Madame, tombant du premier coup sur le seul défaut que l’on pût reprocher à la beauté presque parfaite de la future madame de Montespan.

— Un peu blonde, soit ; mais belle, ce me semble, malgré cela.

— Est-ce votre avis, sire ?

— Mais oui.

— Eh bien, alors, c’est le mien aussi.

— Et recherchée, vous voyez.

— Oh ! pour cela, oui : les amants voltigent. Si nous faisions la chasse aux amants, au lieu de faire la chasse aux papillons, voyez donc la belle capture que nous ferions autour d’elle.

— Voyons, Henriette, que dirait-on si le roi se mêlait à tous ces amants et laissait tomber son regard de ce côté ? Serait-on encore jaloux là-bas ?

— Oh ! sire, mademoiselle de Tonnay-Charente est un remède bien efficace, dit Madame avec un soupir ; elle guérirait le jaloux, c’est vrai, mais elle pourrait bien faire une jalouse.

— Henriette ! Henriette ! s’écria Louis, vous m’emplissez le cœur de joie ! Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle de Tonnay-Charente est trop belle pour servir de manteau.

— Manteau de roi, dit en souriant madame Henriette ; manteau de roi doit être beau.

— Me le conseillez-vous ? demanda Louis.

— Oh ! moi, que vous dirais-je, sire, sinon que donner un pareil conseil serait donner des armes contre moi. Ce serait folie ou orgueil que vous conseiller de prendre pour héroïne d’un faux amour une femme plus belle que celle pour laquelle vous prétendez éprouver un amour vrai.

Le roi chercha la main de Madame avec la main, les yeux avec les yeux, puis il balbutia quelques mots si tendres, mais en même temps prononcés si bas, que l’historien, qui doit tout entendre, ne les entendit point.

Puis, tout haut :

— Eh bien ! dit-il, choisissez-moi vous-même celle qui devra guérir nos jaloux. À celle-là tous mes soins, toutes mes attentions, tout le temps que je vole aux affaires ; à celle-là, Henriette, la fleur que je cueillerai pour vous, les pensées de tendresse que vous ferez naître en moi ; à celle-là le regard que je n’oserai vous adresser, et qui devrait aller vous éveiller dans votre insouciance. Mais choisissez-la bien, de peur qu’en voulant songer à elle, de peur qu’en lui offrant la rose détachée par mes doigts, je ne me trouve vaincu par vous-même, et que l’œil, la main, les lèvres ne retournent sur-le-champ à vous, dût l’univers tout entier deviner mon secret.

Pendant que ces paroles s’échappaient de la bouche du roi, comme un flot d’amour, Madame rougissait, palpitait, heureuse, fière, enivrée ; elle ne trouva rien à répondre, son orgueil et sa soif des hommages étaient satisfaits.

— J’échouerai, dit-elle en relevant ses beaux yeux, mais non pas comme vous m’en priez, car tout cet encens que vous voulez brûler sur l’autel d’une autre déesse, ah ! sire, j’en suis jalouse aussi et je veux qu’il me revienne, et je ne veux pas qu’il s’en égare un atome en chemin. Donc, sire, je choisirai, avec votre royale permission, ce qui me paraîtra le moins capable de vous distraire, et qui laissera mon image bien intacte dans votre âme.

— Heureusement, dit le roi, que votre cœur n’est point mal composé, sans cela je frémirais de la menace que vous me faites ; nous avons pris sur ce point nos précautions, et autour de vous, comme autour de moi, il serait difficile de rencontrer un fâcheux visage.

Pendant que le roi parlait ainsi, Madame s’était levée, avait parcouru des yeux toute la pelouse, et, après un examen détaillé et silencieux, appelant à elle le roi :

— Tenez, sire, dit-elle, voyez-vous sur le pen-