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sorte en lui soufflant tout bas le courage dont elle-même était si abondamment pourvue.

Le roi ne put s’empêcher de se retourner. Tous les fronts, qui déjà s’étaient relevés, se baissèrent de nouveau ; mais la seule tête blonde demeura immobile, comme si elle eût épuisé tout ce qui lui restait de force et d’intelligence.

En entrant chez Madame, Louis trouva sa belle-sœur à demi-couchée sur les coussins de son cabinet. Elle se souleva et fit une révérence profonde en balbutiant quelques remerciements sur l’honneur qu’elle recevait.

Puis elle se rassit, vaincue par une faiblesse, affectée sans doute, car un coloris charmant animait ses joues, et ses yeux, encore rouges de quelques larmes répandues récemment, n’avaient que plus de feu.

Quand le roi fut assis et qu’il eut remarqué, avec cette sûreté d’observation qui le caractérisait, le désordre de la chambre et celui, non moins grand, du visage de Madame, il prit un air enjoué.

— Ma sœur, dit-il, à quelle heure vous plaît-il que nous répétions le ballet aujourd’hui ?

Madame, secouant lentement et languissamment sa tête charmante :

— Ah ! sire, dit-elle, veuillez m’excuser pour cette répétition ; j’allais faire prévenir Votre Majesté que je ne saurais aujourd’hui.

— Comment ! dit le roi avec une surprise modérée, ma sœur, seriez-vous indisposée ?

— Oui, sire.

— Je vais faire appeler vos médecins, alors.

— Non, car les médecins ne peuvent rien à mon mal.

— Vous m’effrayez !

— Sire, je veux demander à Votre Majesté la permission de m’en retourner en Angleterre.

Le roi fit un mouvement.

— En Angleterre ! Dites-vous bien ce que vous voulez dire, Madame ?

— Je le dis à contre-cœur, sire, répliqua la petite-fille de Henri IV avec résolution.

Et elle fit étinceler ses beaux yeux noirs.

— Oui, je regrette de faire à Votre Majesté des confidences de ce genre ; mais je me trouve trop malheureuse à la cour de Votre Majesté ; je veux retourner dans ma famille.

— Madame ! Madame !

Et le roi s’approcha.

— Écoutez-moi, sire, continua la jeune femme en prenant peu à peu sur son interlocuteur l’ascendant que lui donnaient sa beauté, sa nerveuse nature ; je suis accoutumée à souffrir. Jeune encore, j’ai été humiliée, j’ai été dédaignée. Oh ! ne me démentez pas, sire, dit-elle avec un sourire.

Le roi rougit.

— Alors, dis-je, j’ai pu croire que Dieu m’avait fait naître pour cela, moi, fille d’un roi puissant ; mais, puisqu’il avait frappé la vie dans mon père, il pouvait bien frapper en moi l’orgueil. J’ai bien souffert, j’ai bien fait souffrir ma mère ; mais j’ai juré que, si Dieu me rendait une position indépendante, fût-ce celle de l’ouvrière du peuple qui gagne son pain avec son travail, je ne souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour est arrivé ; j’ai recouvré la fortune due à mon rang, à ma naissance ; j’ai remonté jusqu’aux degrés du trône ; j’ai cru que, m’alliant à un prince français, je trouverais en lui un parent, un ami, un égal ; mais je m’aperçois que je n’ai trouvé qu’un maître, et je me révolte, sire. Ma mère n’en saura rien, vous que je respecte et que… j’aime…

Le roi tressaillit ; nulle voix n’avait ainsi chatouillé son oreille.

— Vous, dis-je, sire, qui savez tout, puisque vous venez ici, vous me comprendrez peut-être. Si vous ne fussiez pas venu, j’allais à vous. C’est l’autorisation de partir librement que je veux. J’abandonne à votre délicatesse, à vous, l’homme par excellence, de me disculper et de me protéger.

— Ma sœur ! ma sœur ! balbutia le roi courbé par cette rude attaque, avez-vous bien réfléchi à l’énorme difficulté du projet que vous formez ?

— Sire, je ne réfléchis pas, je sens. Attaquée, je repousse d’instinct l’attaque ; voilà tout.

— Mais que vous a-t-on fait ? Voyons.

La princesse venait, on le voit, par cette manœuvre particulière aux femmes, d’éviter tout reproche et d’en formuler un plus grave ; d’accusée elle devenait accusatrice. C’est un signe infaillible de culpabilité ; mais de ce mal évident, les femmes, même les moins adroites, savent toujours tirer parti pour vaincre.

Le roi ne s’aperçut pas qu’il était venu chez elle pour lui dire :

— Qu’avez vous fait à mon frère ?

Et qu’il se réduisait à dire :

— Que vous a-t-on fait ?

— Ce qu’on m’a fait ? répliqua Madame. Oh ! il faut être femme pour le comprendre, sire : on m’a fait pleurer.

Et d’un doigt qui n’avait pas son égal en finesse et en blancheur nacrée, elle montrait des yeux brillants noyés dans le fluide, et elle recommençait à pleurer.

— Ma sœur, je vous en supplie, dit le roi en s’avançant pour lui prendre une main qu’elle lui abandonna moite et palpitante.

— Sire, on m’a tout d’abord privée de la présence d’un ami de mon frère. Milord de Buckingham était pour moi un hôte agréable, enjoué, un compatriote qui connaissait mes habitudes, je dirai presque un compagnon, tant nous avons passé de jours ensemble avec nos autres amis sur mes belles eaux de Saint-James.

— Mais, ma sœur, Villiers était amoureux de vous ?

— Prétexte ! Que fait cela, dit-elle sérieusement, que M. de Buckingham ait été ou non amoureux de moi ? Est-ce donc dangereux pour moi, un homme amoureux ?… Ah ! sire, il ne suffit pas qu’un homme vous aime.

Et elle sourit si tendrement, si finement, que le roi sentit son cœur battre et défaillir dans sa poitrine.

— Enfin, si mon frère était jaloux ? interrompit le roi.

— Bien, j’y consens, voilà une raison ; et l’on a chassé M. de Buckingham.

— Chassé ! oh ! non.

— Expulsé, évincé, congédié, si vous aimez mieux, sire ; un des premiers gentilshommes de l’Europe s’est vu forcé de quitter la cour du roi