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taient, elle se demanda si déjà les regards de ceux qu’elle avait fait fuir, génies, fées, lutins ou créatures humaines, ne l’avaient pas reconnue.

Alors Fouquet saurait tout ; ce qu’il ne saurait pas, il le devinerait ; Fouquet refuserait d’accepter comme don ce qu’il eût peut-être accepté à titre de prêt, et, ainsi menée, l’entreprise manquerait de but comme de résultat.

Il fallait donc que la démarche fût faite sérieusement pour réussir. Il fallait que le surintendant comprît toute la gravité de sa position pour se soumettre au caprice généreux d’une femme, il fallait enfin, pour le persuader, tout le charme d’une éloquente amitié, et, si ce n’était point assez, tout l’enivrement d’un ardent amour que rien ne détournerait dans son absolu désir de convaincre.

En effet, le surintendant n’était-il pas connu pour un homme plein de délicatesse et de dignité ? Se laisserait-il charger des dépouilles d’une femme ? Non, il lutterait, et si une voix au monde pouvait vaincre sa résistance, c’était la voix de la femme qu’il aimait.

Maintenant, autre doute, doute cruel qui passait dans le cœur de madame de Bellière avec la douleur et le froid aigu d’un poignard ?

Aimait-il ?

Cet esprit léger, ce cœur volage se résoudrait-il à se fixer un moment, fût-ce pour contempler un ange ?

N’en était-il pas de Fouquet, malgré tout son génie, malgré toute sa probité, comme des conquérants qui versent des larmes sur le champ de bataille lorsqu’ils ont remporté la victoire ?

— Eh bien ! c’est de cela qu’il faut que je m’éclaircisse, c’est sur cela qu’il faut que je le juge, dit la marquise. Qui sait si ce cœur tant convoité n’est pas un cœur vulgaire et plein d’alliage ; qui sait si cet esprit ne se trouvera pas être, quand j’y appliquerai la pierre de touche, d’une nature triviale et inférieure… Allons ! allons ! s’écria-t-elle, c’est trop de doute, trop d’hésitation, l’épreuve ! l’épreuve !

Elle regarda la pendule.

— Voilà sept heures, il doit être arrivé, c’est l’heure des signatures. Allons !

Et, se levant avec une fébrile impatience, elle marcha vers la glace, dans laquelle elle se souriait avec l’énergique sourire du dévouement ; elle fit jouer le ressort et tira le bouton de la sonnette.

Puis, comme épuisée à l’avance par la lutte qu’elle venait d’engager, elle alla s’agenouiller éperdue devant un vaste fauteuil, où sa tête s’ensevelit dans ses mains tremblantes.

Dix minutes après, elle entendit grincer le ressort de la porte.

La porte roula sur ses gonds invisibles.

Fouquet parut.

Il était pâle ; il était courbé sous le poids d’une pensée amère.

Il n’accourait pas ; il venait, voilà tout.

Il fallait que la préoccupation fût bien puissante pour que cet homme de plaisir, pour qui le plaisir était tout, vînt si lentement à un semblable appel.

En effet, la nuit, féconde en rêves douloureux, avait amaigri ses traits d’ordinaire si noblement insoucieux, avait tracé autour de ses yeux des orbites de bistre.

Il était toujours beau, toujours noble, et l’expression mélancolique de sa bouche, expression si rare chez cet homme, donnait à sa physionomie un caractère nouveau qui la rajeunissait.

Vêtu de noir, la poitrine toute gonflée de dentelles ravagées par sa main inquiète, le surintendant s’arrêta l’œil plein de rêverie au seuil de cette chambre où tant de fois il était venu chercher le bonheur attendu.

Cette douceur morne, cette tristesse souriante remplaçant l’exaltation de la joie, firent sur madame de Bellière, qui le regardait de loin, un effet indicible.

L’œil d’une femme sait lire tout orgueil ou toute souffrance sur les traits de l’homme qu’elle aime ; on dirait qu’en raison de leur faiblesse, Dieu a voulu accorder aux femmes plus qu’il n’accorde aux autres créatures.

Elles peuvent cacher leurs sentiments à l’homme ; l’homme ne peut leur cacher les siens.

La marquise devina d’un seul coup d’œil tout le malheur du surintendant.

Elle devina une nuit passée sans sommeil, un jour passé en déceptions.

Dès lors elle fut forte, elle sentait qu’elle aimait Fouquet au-delà de toute chose.

Elle se releva, et, s’approchant de lui :

— Vous m’écriviez ce matin, dit-elle, que vous commenciez à m’oublier, et que, moi que vous n’aviez pas revue, j’avais sans doute fini de penser à vous. Je viens vous démentir, monsieur, et cela d’autant plus sûrement que je lis dans vos yeux une chose.

— Laquelle, madame ? demanda Fouquet étonné.

— C’est que vous ne m’avez jamais tant aimée qu’à cette heure ; de même que vous devez lire dans ma démarche, à moi, que je ne vous ai point oublié.

— Oh ! vous, marquise, dit Fouquet, dont un éclair de joie illumina un instant la noble figure, vous, vous êtes un ange, et les hommes n’ont pas le droit de douter de vous ! Ils n’ont donc qu’à s’humilier et à demander grâce !

— Grâce vous soit donc accordée alors !

Fouquet voulut se mettre à genoux.

— Non, dit-elle, à côté de moi, asseyez-vous. Ah ! voilà une pensée mauvaise qui passe dans votre esprit !

— Et à quoi voyez-vous cela, madame ?

— À votre sourire, qui vient de gâter toute votre physionomie. Voyons, à quoi songez-vous ? Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis ?

— Eh bien, madame, dites-moi alors pourquoi cette rigueur de trois ou quatre mois.

— Cette rigueur ?

— Oui ; ne m’avez-vous pas défendu de vous visiter ?

— Hélas ! mon ami, dit madame de Bellière avec un profond soupir, parce que votre visite chez moi vous a causé un grand malheur, parce que l’on veille sur ma maison, parce que les mêmes yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore, parce que je trouve moins dangereux pour vous, à moi de venir ici, qu’à vous de