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chir. Non, il serait inconvenant que je fisse la première démarche. M. Fouquet m’aime sans doute, mais il est trop fier. Je ne puis m’exposer à un affront… J’ai mon mari, d’ailleurs, à ménager. Tu ne me dis rien. Allons ! je consulterai là-dessus M. Colbert.

Elle se leva en souriant comme pour prendre congé. La marquise n’eut pas la force de l’imiter.

Marguerite fit quelques pas pour continuer à jouir de l’humiliante douleur où sa rivale était plongée ; puis soudain :

— Tu ne me reconduis pas ? dit-elle.

La marquise se leva, pâle et froide, sans s’inquiéter davantage de cette enveloppe qui l’avait si fort préoccupée au commencement de la conversation et que son premier pas laissa à découvert.

Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et, sans même retourner la tête du côté de Marguerite Vanel, elle s’y enferma.

Marguerite prononça ou plutôt balbutia trois ou quatre paroles que madame de Bellière n’entendit même pas.

Mais, aussitôt que la marquise eut disparu, son envieuse ennemie ne put résister au désir de s’assurer que ses soupçons étaient fondés ; elle s’allongea comme une panthère et saisit l’enveloppe.

— Ah ! dit-elle en grinçant des dents, c’était bien une lettre de M. Fouquet qu’elle lisait quand je suis arrivée !

Et elle s’élança, à son tour, hors de la chambre.

Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière le rempart de sa porte, sentait qu’elle était au bout de ses forces : un instant elle resta roide, pâle et immobile comme une statue ; puis, comme une statue qu’un vent d’orage ébranle sur sa base, elle chancela et tomba inanimée sur le tapis.

Le bruit de sa chute retentit en même temps que retentissait le roulement de la voiture de Marguerite sortant de l’hôtel.


CI

L’ARGENTERIE DE MADAMDE DE BELLIÈRE


Le coup avait été d’autant plus douloureux qu’il était inattendu : la marquise fut donc quelque temps à se remettre ; mais, une fois remise, elle se prit aussitôt à réfléchir sur les événements tels qu’ils s’annonçaient.

Alors elle reprit, dût sa vue se briser encore en chemin, cette ligne d’idées que lui avait fait suivre son implacable amie.

Trahison, puis noires menaces voilées sous un semblant d’intérêt public, voilà pour les manœuvres de Colbert.

Joie odieuse d’une chute prochaine, efforts incessants pour arriver à ce but, séductions non moins coupables que le crime lui-même : voilà ce que Marguerite mettait en œuvre.

Les atomes crochus de Descartes triomphaient ; à l’homme sans entrailles s’était unie la femme sans cœur.

La marquise vit avec tristesse, encore plus qu’avec indignation, que le roi trempât dans un complot qui décelait la duplicité de Louis XIII déjà vieux, et l’avarice de Mazarin lorsqu’il n’avait pas encore eu le temps de se gorger de l’or français.

Mais bientôt l’esprit de cette courageuse femme reprit toute son énergie et cessa de s’arrêter aux spéculations rétrogrades de la compassion.

La marquise n’était point de ceux qui pleurent quand il faut agir et qui s’amusent à plaindre un malheur qu’ils ont moyen de soulager.

Elle appuya, pendant dix minutes à peu près, son front dans ses mains glacées ; puis, relevant le front, elle sonna ses femmes d’une main ferme et avec un geste plein d’énergie.

Sa résolution était prise.

— A-t-on tout préparé pour mon départ ? demanda-t-elle à une de ses femmes qui entrait.

— Oui, madame ; mais on ne comptait pas que madame la marquise dût partir pour Bellière avant trois jours.

— Cependant tout ce qui est parures et valeurs est en caisse ?

— Oui, madame ; mais nous avons l’habitude de laisser tout cela à Paris. Madame, ordinairement, n’emporte pas ses pierreries à la campagne.

— Et tout cela est rangé, dites-vous ?

— Dans le cabinet de madame.

— Et l’orfèvrerie ?

— Dans les coffres.

— Et l’argenterie ?

— Dans la grande armoire de chêne.

La marquise se tut ; puis, d’une voix tranquille :

— Que l’on fasse venir mon orfèvre, dit-elle.

Les femmes disparurent pour exécuter l’ordre.

Cependant la marquise était entrée dans son cabinet, et, avec le plus grand soin, considérait ses écrins.

Jamais elle n’avait donné pareille attention à ces richesses qui font l’orgueil d’une femme ; jamais elle n’avait regardé ces parures que pour les choisir selon leurs montures ou leurs couleurs. Aujourd’hui elle admirait la grosseur des rubis et la limpidité des diamants ; elle se désolait d’une tache, d’un défaut ; elle trouvait l’or trop faible et les pierres misérables.

L’orfèvre la surprit dans cette occupation lorsqu’il arriva.

— Monsieur Faucheux, dit-elle, vous m’avez fourni mon orfèvrerie, je crois ?

— Oui, madame la marquise.

— Je ne me souviens plus à combien se montait la note.

— De la nouvelle, Madame, ou de celle que M. de Bellière vous donna en vous épousant ? Car j’ai fourni les deux.

— Eh bien ! de la nouvelle, d’abord.

— Madame, les aiguières, les gobelets et les plats avec leurs étuis, le surtout et les mortiers