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— Monseigneur, demanda-t-il, qu’a-t-on dit à Votre Altesse qui paraisse lui causer ce grand étonnement ?

— Une chose qui me désespère, Monsieur, dit le prince, une chose qui sera un deuil pour toute la cour.

— Ah ! Votre Altesse est trop bonne, dit Buckingham, car je vois qu’elle veut parler de mon départ.

— Justement.

— Hélas ! Monseigneur, à Paris depuis cinq à six jours à peine, mon départ ne peut être un deuil que pour moi.

De Guiche entendit le mot de la place où il était resté et tressaillit à son tour.

— Son départ ! murmura-t-il. Que dit-il donc ?

Philippe continua avec son même air gracieux :

— Que le roi de la Grande-Bretagne vous rappelle, Monsieur, je conçois cela ; on sait que Sa Majesté Charles II, qui se connaît en gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais que nous vous perdions sans regret, cela ne se peut comprendre ; recevez donc l’expression des miens.

— Monseigneur, dit le duc, croyez que si je quitte la cour de France…

— C’est qu’on vous rappelle, je comprends cela ; mais enfin, si vous croyez que mon désir ait quelque poids près du roi, je m’offre à supplier Sa Majesté Charles II de vous laisser avec nous quelque temps encore.

— Tant d’obligeance me comble, Monseigneur, répondit Buckingham ; mais j’ai reçu des ordres précis. Mon séjour en France était limité ; je l’ai prolongé au risque de déplaire à mon gracieux souverain. Aujourd’hui seulement, je me rappelle que, depuis quatre jours, je devrais être parti.

— Oh ! fit Monsieur.

— Oui, mais, ajouta Buckingham en élevant la voix, même de manière à être entendu des princesses, mais je ressemble à cet homme de l’orient qui, pendant plusieurs jours, devint fou d’avoir fait un beau rêve, et qui, un beau matin, se réveilla guéri, c’est-à-dire raisonnable. La cour de France a des enivrements qui peuvent ressembler à ce rêve, Monseigneur, mais on se réveille enfin et l’on part. Je ne saurais donc prolonger mon séjour comme Votre Altesse veut bien me le demander.

— Et quand partez-vous ? demanda Philippe d’un air plein de sollicitude.

— Demain, Monseigneur… Mes équipages sont prêts depuis trois jours.

Le duc d’Orléans fit un mouvement de tête qui signifiait :

— Puisque c’est une résolution prise, duc, il n’y a rien à dire.

Buckingham leva les yeux sur les reines : son regard rencontra celui d’Anne d’Autriche, qui le remercia et l’approuva par un geste.

Buckingham lui rendit ce geste en cachant sous un sourire le serrement de son cœur.

Monsieur s’éloigna par où il était venu.

Mais en même temps, du côté opposé, s’avançait de Guiche.

Raoul craignit que l’impatient jeune homme ne vînt faire la proposition lui-même, et se jeta au-devant de lui.

— Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant, dit de Guiche en tendant ses deux mains au duc et en l’entraînant derrière une colonne… Oh ! duc, duc ! dit de Guiche, pardonnez-moi ce que je vous ai écrit ; j’étais un fou ! Rendez-moi ma lettre !

— C’est vrai, répliqua le jeune duc avec un sourire mélancolique, vous ne pouvez plus m’en vouloir.

— Oh ! duc, duc, excusez-moi !… Mon amitié, mon amitié éternelle…

— Pourquoi, en effet, m’en voudriez-vous, comte, du moment où je la quitte, du moment où je ne la verrai plus ?

Raoul entendit ces mots, et, comprenant que sa présence était désormais inutile entre ces deux jeunes gens qui n’avaient plus que des paroles amies, il recula de quelques pas.

Ce mouvement le rapprocha de de Wardes.

De Wardes parlait du départ de Buckingham. Son interlocuteur était le chevalier de Lorraine.

— Sage retraite ! disait de Wardes.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il économise un coup d’épée au cher duc.

Et tous se mirent à rire.

Raoul, indigné, se retourna, le sourcil froncé, le sang aux tempes, la bouche dédaigneuse.

Le chevalier de Lorraine pivota sur ses talons ; de Wardes demeura ferme et attendit.

— Monsieur, dit Raoul à de Wardes, vous ne vous déshabituerez donc pas d’insulter les absents ? Hier, c’était M. d’Artagnan ; aujourd’hui, c’est M. de Buckingham.

— Monsieur, Monsieur, dit de Wardes, vous savez bien que parfois aussi j’insulte ceux qui sont là.

De Wardes touchait Raoul, leurs épaules s’appuyaient l’une à l’autre, leurs visages se penchaient l’un vers l’autre comme pour s’embraser réciproquement du feu de leur souffle et de leur colère.

On sentait que l’un était au sommet de sa haine, l’autre au bout de sa patience.

Tout à coup ils entendirent une voix pleine de grâce et de politesse qui disait derrière eux :

— On m’a nommé, je crois.

Ils se retournèrent : c’était d’Artagnan qui l’œil souriant et la bouche en cœur, venait de poser sa main sur l’épaule de de Wardes.

Raoul s’écarta d’un pas pour faire place au mousquetaire.

De Wardes frissonna par tout le corps, pâlit, mais ne bougea point.

D’Artagnan, toujours avec son sourire, prit la place que Raoul lui abandonnait.

— Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de Wardes, j’ai à causer avec vous. Ne vous éloignez pas, Raoul ; tout le monde peut entendre ce que j’ai à dire à M. de Wardes.

Puis son sourire s’effaça, et son regard devint froid et aigu comme une lame d’acier.

— Je suis à vos ordres, Monsieur, dit de Wardes.

— Monsieur, reprit d’Artagnan, depuis long-