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Les hommes étaient debout, le roi seul était assis.

Raoul aperçut Buckingham.

Il était à dix pas de Monsieur, dans un groupe de Français et d’Anglais qui admiraient le grand air de sa personne et l’incomparable magnificence de ses habits.

Quelques-uns des vieux courtisans se rappelaient avoir vu le père, et ce souvenir ne faisait aucun tort au fils.

Buckingham causait avec Fouquet. Fouquet lui parlait tout haut de Belle-Isle.

— Je ne puis l’aborder dans ce moment, dit Raoul.

— Attends et choisis ton occasion, mais termine tout sur l’heure. Je brûle.

— Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul apercevant d’Artagnan, qui, magnifique dans son habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait de faire dans la galerie une entrée de conquérant.

Et il se dirigea vers d’Artagnan.

— Le comte de La Fère vous cherchait, chevalier, dit Raoul.

— Oui, répondit d’Artagnan, je le quitte.

— J’avais cru comprendre que vous deviez passer une partie de la nuit ensemble.

— Rendez-vous est pris pour nous retrouver.

Et tout en répondant à Raoul, d’Artagnan promenait ses regards distraits à droite et à gauche, cherchant dans la foule quelqu’un ou dans l’appartement quelque chose.

Tout à coup son œil devint fixe comme celui de l’aigle qui aperçoit sa proie.

Raoul suivit la direction de ce regard. Il vit que de Guiche et d’Artagnan se saluaient. Mais il ne put distinguer à qui s’adressait ce coup d’œil si curieux et si fier du capitaine.

— Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n’y a que vous qui puissiez me rendre un service.

— Lequel, mon cher vicomte ?

— Il s’agit d’aller déranger M. de Buckingham, à qui j’ai deux mots à dire, et comme M. de Buckingham cause avec M. Fouquet, vous comprenez que ce n’est point moi qui puis me jeter au milieu de la conversation.

— Ah ! ah ! M. Fouquet ; il est là ? demanda d’Artagnan.

— Le voyez-vous ? Tenez.

— Oui, ma foi ! Et tu crois que j’ai plus de droits que toi ?

— Vous êtes un homme plus considérable.

— Ah ! c’est vrai, je suis capitaine des mousquetaires ; il y a si longtemps qu’on me promettait ce grade et si peu de temps que je l’ai, que j’oublie toujours ma dignité.

— Vous me rendrez ce service, n’est-ce pas ?

— M. Fouquet, diable !

— Avez-vous quelque chose contre lui ?

— Non, ce serait plutôt lui qui aurait quelque chose contre moi ; mais enfin, comme il faudra qu’un jour ou l’autre…

— Tenez, je crois qu’il vous regarde ; ou bien serait-ce ?…

— Non, non, tu ne te trompes pas, c’est bien à moi qu’il fait cet honneur.

— Le moment est bon, alors.

— Tu crois ?

— Allez, je vous en prie.

— J’y vais.

De Guiche ne perdait pas de vue Raoul ; Raoul lui fit signe que tout était arrangé.

D’Artagnan marcha droit au groupe, et salua civilement M. Fouquet comme les autres.

— Bonjour, monsieur d’Artagnan. Nous parlions de Belle-Isle-en-Mer, dit Fouquet avec cet usage du monde et cette science du regard qui demande la moitié de la vie pour être bien appris, et à laquelle certaines gens, malgré toute leur étude, n’arrivent jamais.

— De Belle-Isle-en-Mer ? Ah ! ah ! fit d’Artagnan. C’est à vous, je crois, monsieur Fouquet ?

— Monsieur vient de me dire qu’il l’avait donnée au roi, dit Buckingham. Serviteur, monsieur d’Artagnan.

— Connaissez-vous Belle-Isle, chevalier ? demanda Fouquet au mousquetaire.

— J’y ai été une seule fois, Monsieur, répondit d’Artagnan en homme d’esprit et en galant homme.

— Y êtes-vous resté longtemps ?

— À peine une journée, Monseigneur.

— Et vous y avez vu ?

— Tout ce qu’on peut voir en un jour.

— C’est beaucoup d’un jour quand on a votre regard, Monsieur.

D’Artagnan s’inclina.

Pendant ce temps, Raoul faisait signe à Buckingham.

— Monsieur le surintendant, dit Buckingham, je vous laisse le capitaine, qui se connaît mieux que moi en bastions, en escarpes et en contrescarpes, et je vais rejoindre un ami qui me fait signe. Vous comprenez…

En effet, Buckingham se détacha du groupe et s’avança vers Raoul, mais tout en s’arrêtant un instant à la table où jouaient Madame, la reine mère, la jeune reine et le roi.

— Allons, Raoul, dit de Guiche, le voilà ; ferme et vite !

Buckingham en effet, après avoir présenté un compliment à Madame, continuait son chemin vers Raoul.

Raoul vint au-devant de lui. De Guiche demeura à sa place.

Il le suivit des yeux.

La manœuvre était combinée de telle façon que la rencontre des deux jeunes gens eut lieu dans l’espace resté vide entre le groupe du jeu et la galerie où se promenaient, en s’arrêtant de temps en temps, pour causer, quelques braves gentilshommes.

Mais, au moment où les deux lignes allaient s’unir, elles furent rompues par une troisième.

C’était Monsieur qui s’avançait vers le duc de Buckingham.

Monsieur avait sur ses lèvres roses et pommadées son plus charmant sourire.

— Eh ! mon Dieu ! dit-il avec une affectueuse politesse, que vient-on de m’apprendre, mon cher duc ?

Buckingham se retourna : il n’avait pas vu venir Monsieur ; il avait entendu sa voix, voilà tout.

Il tressaillit malgré lui. Une légère pâleur envahit ses joues.