Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/286

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Insensé ! tu ne peux faire un pas de plus sans vouloir aujourd’hui ta ruine, demain ta mort.

— Advienne que pourra !

— De Guiche !

— Toutes réflexions sont faites ; écoute.

— Oh ! tu crois réussir, tu crois que Madame t’aimera !

— Raoul, je ne crois rien, j’espère, parce que l’espoir est dans l’homme et qu’il y vit jusqu’au tombeau.

— Mais j’admets que tu obtiennes ce bonheur que tu espères, et tu es plus sûrement perdu encore que si tu ne l’obtiens pas.

— Je t’en supplie, ne m’interromps plus, Raoul, tu ne me convaincras point ; car, je te le dis d’avance, je ne veux pas être convaincu ; j’ai tellement marché que je ne puis reculer, j’ai tellement souffert que la mort me paraîtrait un bienfait. Je ne suis plus seulement amoureux jusqu’au délire, Raoul, je suis jaloux jusqu’à la fureur.

Raoul frappa l’une contre l’autre ses deux mains avec un sentiment qui ressemblait à de la colère.

— Bien ! dit-il.

— Bien ou mal, peu importe. Voici ce que je réclame de toi, de mon ami, de mon frère. Depuis trois jours, Madame est en fêtes, en ivresse. Le premier jour, je n’ai point osé la regarder ; je la haïssais de ne pas être aussi malheureuse que moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre de vue ; et de son côté, oui, je crus le remarquer, du moins, Raoul, de son côté, elle me regarda, sinon avec quelque pitié, du moins avec quelque douceur. Mais entre ses regards et les miens vint s’interposer une ombre ; le sourire d’un autre provoque son sourire. À côté de son cheval galope éternellement un cheval qui n’est pas le mien ; à son oreille vibre incessamment une voix qui n’est pas ma voix. Raoul, depuis trois jours, ma tête est en feu ; c’est de la flamme qui coule dans mes veines. Cette ombre, il faut que je la chasse ; ce sourire, que je l’éteigne ; cette voix, que je l’étouffe.

— Tu veux tuer Monsieur ? s’écria Raoul.

— Eh ! non. Je ne suis pas jaloux de Monsieur ; je ne suis pas jaloux du mari ; je suis jaloux de l’amant.

— De l’amant ?

— Mais ne l’as-tu donc pas remarqué ici, toi qui là-bas étais si clairvoyant ?

— Tu es jaloux de M. de Buckingham ?

— À en mourir !

— Encore.

— Oh ! cette fois la chose sera facile à régler entre nous, j’ai pris les devants, je lui ai fait passer un billet.

— Tu lui as écrit ? c’est toi ?

— Comment sais-tu cela ?

— Je le sais, parce qu’il me l’a appris. Tiens.

Et il tendit à de Guiche la lettre qu’il avait reçue presque en même temps que la sienne. De Guiche la lut avidement.

— C’est d’un brave homme et surtout d’un galant homme, dit-il.

— Oui, certes, le duc est un galant homme ; je n’ai pas besoin de te demander si tu lui as écrit en aussi bons termes.

— Je te montrerai ma lettre quand tu l’iras trouver de ma part.

— Mais c’est presque impossible.

— Quoi ?

— Que j’aille le trouver.

— Comment ?

— Le duc me consulte, et toi aussi.

— Oh ! tu me donneras la préférence, je suppose. Écoute, voici ce que je te prie de dire à Sa Grâce… C’est bien simple… Un de ces jours, aujourd’hui, demain, après-demain, le jour qui lui conviendra, je veux le rencontrer à Vincennes.

— Réfléchis.

— Je croyais t’avoir déjà dit que mes réflexions étaient faites.

— Le duc est étranger ; il a une mission qui le fait inviolable… Vincennes est tout près de la Bastille.

— Les conséquences me regardent.

— Mais la raison de cette rencontre ? quelle raison veux-tu que je lui donne ?

— Il ne t’en demandera pas, sois tranquille… Le duc doit être aussi las de moi que je le suis de lui ; le duc doit me haïr autant que je le hais. Ainsi, je t’en supplie, va trouver le duc, et, s’il faut que je le supplie d’accepter ma proposition, je le supplierai.

— C’est inutile… Le duc m’a prévenu qu’il me voulait parler. Le duc est au jeu du roi… Allons-y tous deux. Je le tirerai à quartier dans la galerie. Tu resteras à l’écart. Deux mots suffiront.

— C’est bien. Je vais emmener de Wardes pour me servir de contenance.

— Pourquoi pas Manicamp ? De Wardes nous rejoindra toujours, le laissassions-nous ici.

— Oui, c’est vrai.

— Il ne sait rien ?

— Oh ! rien absolument. Vous êtes toujours en froid, donc ?

— Il ne t’a rien raconté ?

— Non.

— Je n’aime pas cet homme, et, comme je ne l’ai jamais aimé, il résulte de cette antipathie que je ne suis pas plus en froid avec lui aujourd’hui que je ne l’étais hier.

— Partons alors.

Tous quatre descendirent. Le carrosse de de Guiche attendait à la porte et les conduisit au Palais-Royal.

En chemin, Raoul se forgeait un thème. Seul dépositaire des deux secrets, il ne désespérait pas de conclure un accommodement entre les deux parties.

Il se savait influent près de Buckingham ; il connaissait son ascendant sur de Guiche : les choses ne lui paraissaient donc point désespérées.

En arrivant dans la galerie, resplendissante de lumière, où les femmes les plus belles et les plus illustres de la cour s’agitaient comme des astres dans leur atmosphère de flammes, Raoul ne put s’empêcher d’oublier un instant de Guiche pour regarder Louise, qui, au milieu de ses compagnes, pareille à une colombe fascinée, dévorait des yeux le cercle royal, tout éblouissant de diamants et d’or.