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bien souvent, de regretter l’Espagne. J’ai vécu longtemps, milord, bien longtemps pour une femme, et je vous avoue qu’il ne s’est point passé d’année que je n’aie regretté l’Espagne.

— Pas une année, Madame ! dit froidement le jeune duc ; pas une de ces années où vous étiez reine de beauté, comme vous l’êtes encore, du reste ?

— Oh ! pas de flatterie, duc ; je suis une femme qui serait votre mère !

Elle mit, sur ces derniers mots, un accent, une douceur qui pénétrèrent le cœur de Buckingham.

— Oui, dit-elle, je serais votre mère, et voilà pourquoi je vous donne un bon conseil.

— Le conseil de m’en retourner à Londres ? s’écria-t-il.

— Oui, milord, dit-elle.

Le duc joignit les mains d’un air effrayé, qui ne pouvait manquer son effet sur cette femme disposée à des sentiments tendres par de tendres souvenirs.

— Il le faut, ajouta la reine.

— Comment ! s’écria-t-il encore, l’on me dit sérieusement qu’il faut que je parte, qu’il faut que je m’exile, qu’il faut que je me sauve !

— Que vous vous exiliez, avez-vous dit ? Ah ! milord, on croirait que la France est votre patrie.

— Madame, le pays des gens qui aiment, c’est le pays de ceux qu’ils aiment.

— Pas un mot de plus, milord, dit la reine, vous oubliez à qui vous parlez !

Buckingham se mit à deux genoux.

— Madame, Madame, vous êtes une source d’esprit, de bonté, de clémence ; Madame, vous n’êtes pas seulement la première de ce royaume par le rang, vous êtes la première du monde par les qualités qui vous font divine ; je n’ai rien dit, Madame. Ai-je dit quelque chose à quoi vous puissiez me répondre une aussi cruelle parole ? Est-ce que je me suis trahi, Madame ?

— Vous vous êtes trahi, dit la reine à voix basse.

— Je n’ai rien dit ! je ne sais rien !

— Vous oubliez que vous avez parlé, pensé devant une femme, et d’ailleurs…

— D’ailleurs, interrompit-il vivement, nul ne sait que vous m’écoutez.

— On le sait, au contraire, duc ; vous avez les défauts et les qualités de la jeunesse.

— On m’a trahi ! on m’a dénoncé !

— Qui cela ?

— Ceux qui déjà, au Havre, avaient, avec une infernale perspicacité, lu dans mon cœur à livre ouvert.

— Je ne sais de qui vous entendez parler.

— Mais M. de Bragelonne, par exemple.

— C’est un nom que je connais sans connaître celui qui le porte. Non, M. de Bragelonne n’a rien dit.

— Qui donc, alors ? oh, Madame, si quelqu’un avait eu l’audace de voir en moi ce que je n’y veux point voir moi-même…

— Que feriez-vous, duc ?

— Il est des secrets qui tuent ceux qui les trouvent.

— Celui qui a trouvé votre secret, fou que vous êtes, celui-là n’est pas tué encore ; il y a plus, vous ne le tuerez pas ; celui-là est armé de tous droits : c’est un mari, c’est un jaloux, c’est le second gentilhomme de France, c’est mon fils, le duc d’Orléans.

Le duc pâlit.

— Que vous êtes cruelle, Madame ! dit-il.

— Vous voilà bien, Buckingham, dit Anne d’Autriche avec mélancolie, passant par tous les extrêmes et combattant les nuages, quand il vous serait si facile de demeurer en paix avec vous-même.

— Si nous guerroyons, Madame, nous mourrons sur le champ de bataille, répliqua doucement le jeune homme en se laissant aller au plus douloureux abattement.

Anne courut à lui et lui prit la main.

— Villiers, dit-elle en anglais avec une véhémence à laquelle nul n’eût pu résister, que demandez-vous ? À une mère, de sacrifier son fils ; à une reine, de consentir au déshonneur de sa maison ! Vous êtes un enfant, n’y pensez pas ! Quoi ! pour vous épargner une larme, je commettrais ces deux crimes, Villiers ? Vous parlez des morts ; les morts du moins furent respectueux et soumis ; les morts s’inclinaient devant un ordre d’exil ; ils emportaient leur désespoir comme une richesse en leur cœur, parce que le désespoir venait de la femme aimée, parce que la mort, ainsi trompeuse, était comme un don, comme une faveur.

Buckingham se leva les traits altérés, les mains sur le cœur.

— Vous avez raison, Madame, dit-il ; mais ceux dont vous parlez avaient reçu l’ordre d’exil d’une bouche aimée ; on ne les chassait point : on les priait de partir, on ne riait pas d’eux.

— Non, l’on se souvenait ! murmura Anne d’Autriche. Mais qui vous dit qu’on vous chasse, qu’on vous exile ? Qui vous dit qu’on ne se souvienne pas de votre dévouement ? Je ne parle pour personne, Villiers, je parle pour moi, partez ! Rendez-moi ce service, faites-moi cette grâce ; que je doive cela encore à quelqu’un de votre nom.

— C’est donc pour vous, Madame ?

— Pour moi seule.

— Il n’y aura derrière moi aucun homme qui rira, aucun prince qui dira : « J’ai voulu ! »

— Duc, écoutez-moi.

Et ici la figure auguste de la vieille reine prit une expression solennelle.

— Je vous jure que nul ici ne commande, si ce n’est moi ; je vous jure que non-seulement personne ne rira, ne se vantera, mais que personne même ne manquera au devoir que votre rang impose. Comptez sur moi, duc, comme j’ai compté sur vous.

— Vous ne vous expliquez point, Madame ; je suis ulcéré, je suis au désespoir ; la consolation, si douce et si complète qu’elle soit, ne me paraîtra pas suffisante.

— Ami, avez-vous connu votre mère ? répliqua la reine avec un caressant sourire.

— Oh ! bien peu, Madame ; mais je me rappelle que cette noble dame me couvrait de baisers et de pleurs quand je pleurais.

— Villiers ! murmura la reine en passant son bras au cou du jeune homme, je suis une mère