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— Par conséquent, on peut l’avoir remarquée.

— Sans doute, on remarque une femme ordinaire, à plus forte raison une princesse.

— Elle a été bien élevée, n’est-ce pas, Madame ?

— Madame Henriette, sa mère, est une femme un peu froide, un peu prétentieuse, mais une femme pleine de beaux sentiments. L’éducation de la jeune princesse peut avoir été négligée, mais, quant aux principes, je les crois bons ; telle était du moins mon opinion sur elle lors de son séjour en France ; depuis, elle est retournée en Angleterre, et je ne sais ce qui s’est passé.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh ! mon Dieu, je veux dire que certaines têtes, un peu légères, sont facilement tournées par la prospérité.

— Eh bien, Madame, vous avez dit le mot ; je crois à la princesse une tête un peu légère, en effet.

— Il ne faudrait pas exagérer, Philippe : elle a de l’esprit et une certaine dose de coquetterie très-naturelle chez une jeune femme ; mais, mon fils, chez les personnes de haute qualité ce défaut tourne à l’avantage d’une cour. Une princesse un peu coquette se fait ordinairement une cour brillante ; un sourire d’elle fait éclore partout le luxe, l’esprit et le courage même ; la noblesse se bat mieux pour un prince dont la femme est belle.

— Grand merci, Madame, dit Philippe avec humeur ; en vérité, vous me faites là des peintures fort alarmantes, ma mère.

— En quoi ? demanda la reine avec une feinte naïveté.

— Vous savez, Madame, dit dolemment Philippe, vous savez si j’ai eu de la répugnance à me marier.

— Ah ! mais, cette fois, vous m’alarmez. Vous avez donc un grief sérieux contre Madame ?

— Sérieux, je ne dis point cela.

— Alors, quittez cette physionomie renversée. Si vous vous montrez ainsi chez vous, prenez-y garde, on vous prendra pour un mari fort malheureux.

— Au fait, répondit Philippe, je ne suis pas un mari satisfait, et je suis aise qu’on le sache.

— Philippe ! Philippe !

— Ma foi ! Madame, je vous dirai franchement, je n’ai point compris la vie comme on me la fait.

— Expliquez-vous.

— Ma femme n’est point à moi, en vérité ; elle m’échappe en toute circonstance. Le matin, ce sont les visites, les correspondances, les toilettes ; le soir, ce sont les bals et les concerts.

— Vous êtes jaloux, Philippe !

— Moi ? Dieu m’en préserve ! À d’autres qu’à moi ce sot rôle de mari jaloux ; mais je suis contrarié.

— Philippe, ce sont toutes choses innocentes que vous reprochez là à votre femme, et tant que vous n’aurez rien de plus considérable…

— Écoutez donc, sans être coupable, une femme peut inquiéter ; il est de certaines fréquentations, de certaines préférences que les jeunes femmes affichent et qui suffisent pour faire donner parfois au diable les maris les moins jaloux.

— Ah ! nous y voilà, enfin ; ce n’est point sans peine. Les fréquentations, les préférences, bon ! Depuis une heure que nous battons la campagne, vous venez enfin d’aborder la véritable question.

— Eh bien ! oui…

— Ceci est plus sérieux. Madame aurait-elle donc de ces sortes de torts envers vous ?

— Précisément.

— Quoi ! votre femme, après quatre jours de mariage, vous préférerait quelqu’un, fréquenterait quelqu’un ? Prenez-y garde, Philippe, vous exagérez ses torts ; à force de vouloir prouver, on ne prouve rien.

Le prince, effarouché du sérieux de sa mère, voulut répondre, mais il ne put que balbutier quelques paroles inintelligibles.

— Voilà que vous reculez, dit Anne d’Autriche, j’aime mieux cela ; c’est une reconnaissance de vos torts.

— Non ! s’écria Philippe, non, je ne recule pas, et je vais le prouver. J’ai dit préférences, n’est-ce pas ? j’ai dit fréquentations, n’est-ce pas ? Eh bien ! écoutez.

Anne d’Autriche s’apprêta complaisamment à écouter avec ce plaisir de commère que la meilleure femme, que la meilleure mère, fût-elle reine, trouve toujours dans son immixtion à de petites querelles de ménage.

— Eh bien, reprit Philippe, dites-moi une chose.

— Laquelle ?

— Pourquoi ma femme a-t-elle conservé une cour anglaise ? Dites !

Et Philippe se croisa les bras en regardant sa mère, comme s’il eût été convaincu qu’elle ne trouverait rien à répondre à ce reproche.

— Mais, reprit Anne d’Autriche, c’est tout simple, parce que les Anglais sont ses compatriotes, parce qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent pour l’accompagner en France, et qu’il serait peu poli, peu politique même, de congédier brusquement une noblesse qui n’a reculé devant aucun dévouement, devant aucun sacrifice.

— Eh ! ma mère, le beau sacrifice, en vérité, que de se déranger d’un vilain pays pour venir dans une belle contrée, où l’on fait avec un écu plus d’effet qu’autre part avec quatre ! Le beau dévouement, n’est-ce pas, que de faire cent lieues pour accompagner une femme dont on est amoureux ?

— Amoureux, Philippe ? Songez-vous à ce que vous dites ?

— Parbleu !

— Et qui donc est amoureux de Madame ?

— Le beau duc de Buckingham… N’allez-vous pas aussi me défendre celui-là, ma mère ?

Anne d’Autriche rougit et sourit en même temps. Ce nom de duc de Buckingham lui rappelait à la fois de si doux et de si tristes souvenirs !

— Le duc de Buckingham ? murmura-t-elle.

— Oui, un de ces mignons de couchette, comme disait mon grand-père Henri IV.