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rogez-les, dit l’inconnu. Maintenant, je crois que nos comptes sont terminés, n’est-il pas vrai, monsieur l’hôte ?

— Oui, Monsieur, et à mon regret profond, car j’ai peur d’avoir offensé Monsieur.

— Nullement, répliqua l’inconnu avec la majesté de la toute puissance.

— Ou d’avoir paru écorcher un noble voyageur… Faites la part, Monsieur, de la nécessité.

— N’en parlons plus, vous dis-je, et veuillez me laisser chez moi.

Cropole s’inclina profondément et partit avec un air égaré qui accusait chez lui un cœur excellent et du remords véritable.

L’inconnu alla fermer lui-même la porte, regarda, quand il fut seul, le fond de sa bourse, où il avait pris un petit sac de soie renfermant le diamant, sa ressource unique.

Il interrogea aussi le vide de ses poches, regarda les papiers de son portefeuille et se convainquit de l’absolu dénuement où il allait se trouver.

Alors il leva les yeux au ciel avec un sublime mouvement de calme et de désespoir, essuya de sa main tremblante quelques gouttes de sueur qui sillonnaient son noble front, et reporta sur la terre un regard naguère empreint d’une majesté divine.

L’orage venait de passer loin de lui, peut-être avait-il prié du fond de l’âme.

Il se rapprocha de la fenêtre, reprit sa place au balcon, et demeura là immobile, atone, mort, jusqu’au moment où le ciel commençant à s’obscurcir, les premiers flambeaux traversèrent la rue embaumée, et donnèrent le signal de l’illumination à toutes les fenêtres de la ville.

VII

PARRY


Comme l’inconnu regardait avec intérêt ces lumières et prêtait l’oreille à tous ces bruits, maître Cropole entrait dans sa chambre avec deux valets qui dressèrent la table.

L’étranger ne fit pas la moindre attention à eux.

Alors Cropole, s’approchant de son hôte, lui glissa dans l’oreille avec un profond respect :

— Monsieur, le diamant a été estimé.

— Ah ! fit le voyageur. Eh bien ?

— Eh bien ! Monsieur, le joaillier de S. A. R. en donne deux cent quatre-vingts pistoles.

— Vous les avez ?

— J’ai cru devoir les prendre, Monsieur ; toutefois, j’ai mis dans les conditions du marché que si Monsieur voulait garder son diamant jusqu’à une rentrée de fonds… le diamant serait rendu.

— Pas du tout ; je vous ai dit de le vendre.

— Alors j’ai obéi ou à peu près, puisque, sans l’avoir définitivement vendu, j’en ai touché l’argent.

— Payez-vous, ajouta l’inconnu.

— Monsieur, je le ferai, puisque vous l’exigez absolument.

Un sourire triste effleura les lèvres du gentilhomme.

— Mettez l’argent sur le bahut, dit-il en se détournant en même temps qu’il indiquait le meuble du geste.

Cropole déposa un sac assez gros, sur le contenu duquel il préleva le prix du loyer.

— Maintenant, dit-il, Monsieur ne me fera pas la douleur de ne pas souper… Déjà le dîner a été refusé ; c’est outrageant pour la maison des Médicis. Voyez, Monsieur, le repas est servi, et j’oserai même ajouter qu’il a bon air.

L’inconnu demanda un verre de vin, cassa un morceau de pain et ne quitta pas la fenêtre pour manger et boire.

Bientôt l’on entendit un grand bruit de fanfares et de trompettes ; des cris s’élevèrent au loin, un bourdonnement confus emplit la partie basse de la ville, et le premier bruit distinct qui frappa l’oreille de l’étranger fut le pas des chevaux qui s’avançaient.

— Le roi ! le roi ! répétait une foule bruyante et pressée.

— Le roi ! répéta Cropole, qui abandonna son hôte et ses idées de délicatesse pour satisfaire sa curiosité.

Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent dans l’escalier madame Cropole, Pittrino, les aides et les marmitons.

Le cortége s’avançait lentement, éclairé par des milliers de flambeaux, soit de la rue, soit des fenêtres.

Après une compagnie de mousquetaires et un corps tout serré de gentilshommes, venait la litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée comme un carrosse par quatre chevaux noirs.

Les pages et les gens du cardinal marchaient derrière.

Ensuite venait le carrosse de la reine mère, ses filles d’honneur aux portières, ses gentilshommes à cheval des deux côtés.

Le roi paraissait ensuite, monté sur un beau cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune prince montrait, en saluant à quelques fenêtres d’où partaient les plus vives acclamations, son noble et gracieux visage, éclairé par les flambeaux de ses pages.

Aux côtés du roi, mais deux pas en arrière, le prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de leurs gens et de leurs bagages, fermaient la marche véritablement triomphale.

Cette pompe était d’une ordonnance militaire.

Quelques-uns des courtisans seulement, et parmi les vieux, portaient l’habit de voyage, presque tous étaient vêtus de l’habit de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buffle comme au temps de Henri IV et de Louis XIII.

Quand le roi passa devant lui, l’inconnu, qui s’était penché sur le balcon pour mieux voir, et qui avait caché son visage en l’appuyant sur son bras, sentit son cœur se gonfler et déborder d’une amère jalousie.

Le bruit des trompettes l’enivrait, les acclamations populaires l’assourdissaient ; il laissa tomber un moment sa raison dans ce flot de lu-