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point quérir, pour qu’il vous donne la satisfaction que vous semblez demander à tout le monde, excepté à lui.

De Wardes essuya son front ruisselant de sueur.

— Fi ! monsieur de Wardes, continua Raoul, il ne sied point d’être ainsi ferrailleur quand nous avons des édits contre les duels. Songez-y ; le roi nous en voudrait de notre désobéissance, surtout dans un pareil moment, et le roi aurait raison.

— Excuses ! murmura de Wardes, prétextes !

— Allons donc, reprit Raoul, vous dites là des billevesées, mon cher monsieur de Wardes ; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a tiré l’épée dix fois et qui se battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que diable ! Quant à moi, n’est-ce pas ? vous savez bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Sens, à Bléneau, aux Dunes, en avant des canonniers, à cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthèse, vous étiez à cent pas en arrière. Il est vrai que là-bas il y avait beaucoup trop de monde pour que l’on vît votre bravoure, c’est pourquoi vous la cachiez ; mais ici ce serait un spectacle, un scandale ; vous voulez faire parler de vous, n’importe de quelle façon. Eh bien ! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir.

— Ceci est plein de raison, dit Buckingham en rengainant son épée, et je vous demande pardon, monsieur de Bragelonne, de m’être laissé entraîner à un premier mouvement.

Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un bond en avant, et l’épée haute, menaçant Raoul, qui n’eut que le temps d’arriver à une parade de quarte.

— Eh ! Monsieur, dit tranquillement Bragelonne, prenez donc garde, vous allez m’éborgner.

— Mais vous ne voulez pas vous battre ! s’écria M. de Wardes.

— Non, pas pour le moment ; mais voilà ce que je vous promets aussitôt notre arrivée à Paris : je vous mènerai à M. d’Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui. M. d’Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d’épée, le roi la lui accordera, et, le coup d’épée reçu, eh bien ! mon cher monsieur de Wardes, vous considérerez d’un œil plus calme les préceptes de l’Évangile qui commandent l’oubli des injures.

— Ah ! s’écria de Wardes furieux de ce grand sang-froid, on voit bien que vous êtes à moitié bâtard, monsieur de Bragelonne !

Raoul devint pâle comme le col de sa chemise ; son œil lança un éclair qui fit reculer de Wardes.

Buckingham lui-même en fut ébloui, et se jeta entre les deux adversaires, qu’il s’attendait à voir se précipiter l’un sur l’autre.

De Wardes avait réservé cette injure pour la dernière : il serrait convulsivement son épée et attendait le choc.

— Vous avez raison, Monsieur, dit Raoul en faisant un violent effort sur lui-même, je ne connais que le nom de mon père ; mais je sais trop combien M. le comte de La Fère est homme de bien et d’honneur pour craindre un seul instant, comme vous semblez le dire, qu’il y ait une tache sur ma naissance. Cette ignorance où je suis du nom de ma mère est donc seulement pour moi un malheur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyauté, Monsieur, vous manquez de courtoisie en me reprochant un malheur. N’importe, l’insulte existe, et, cette fois, je me tiens pour insulté ! Donc, c’est chose convenue : après avoir vidé votre querelle avec M. d’Artagnan, vous aurez affaire à moi, s’il vous plaît.

— Oh ! oh ! répondit de Wardes avec un sourire amer, j’admire votre prudence, Monsieur ; tout à l’heure vous me promettiez un coup d’épée de M. d’Artagnan, et c’est après ce coup d’épée, déjà reçu par moi, que vous m’offrez le vôtre.

— Ne vous inquiétez point, répondit Raoul avec une sourde colère ; M. d’Artagnan est un habile homme en fait d’armes, et je lui demanderai cette grâce qu’il fasse pour vous ce qu’il a fait pour M. votre père, c’est-à-dire qu’il ne vous tue pas tout à fait, afin qu’il me laisse le plaisir, quand vous serez guéri, de vous tuer sérieusement, car vous êtes un méchant cœur, monsieur de Wardes, et l’on ne saurait, en vérité, prendre trop de précautions contre vous.

— Monsieur, j’en prendrai contre vous-même, dit de Wardes, soyez tranquille.

— Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi de traduire vos paroles par un conseil que je vais donner à M. de Bragelonne : monsieur de Bragelonne, portez une cuirasse.

De Wardes serra les poings.

— Ah ! je comprends, dit-il, ces Messieurs attendent le moment où ils auront pris cette précaution pour se mesurer contre moi.

— Allons ! Monsieur, dit Raoul, puisque vous le voulez absolument, finissons-en.

Et il fit un pas vers de Wardes en étendant son épée.

— Que faites-vous ? demanda Buckingham.

— Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas long.

De Wardes tomba en garde : les fers se croisèrent.

De Wardes s’élança avec une telle précipitation sur Raoul, qu’au premier froissement du fer, il fut évident pour Buckingham que Raoul ménageait son adversaire.

Buckingham recula d’un pas et regarda la lutte.

Raoul était calme comme s’il eût joué avec un fleuret, au lieu de jouer avec une épée ; il dégagea son arme engagée jusqu’à la poignée en faisant un pas de retraite, para avec des contres les trois ou quatre coups que lui porta de Wardes ; puis, sur une menace en quarte basse que de Wardes para par le cercle, il lia l’épée et l’envoya à vingt pas de l’autre côté de la barrière.

Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et étourdi, Raoul remit son épée au fourreau, le saisit au collet et à la ceinture et le jeta de l’autre côté de la barrière, frémissant et hurlant de rage.