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lages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle sœur du roi.

Ce n’était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout ; de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l’Anglais, Buckingham pour réveiller dans le cœur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux.

Mais, hélas ! le pauvre duc pouvait s’apercevoir que l’image de sa chère Angleterre s’effaçait de jour en jour dans l’esprit de Madame, à mesure que s’y imprimait plus profondément l’amour de la France.

En effet, il pouvait s’apercevoir que tous ces petits soins n’éveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grâce sur l’un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n’était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui.

En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l’espace ou arrêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu’elle peut réunir de force, de vigueur, de colère et d’adresse ; en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fossés, par-dessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines, Madame, attirée par le bruit, tournait un moment la tête, puis, souriant légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portières de son carrosse.

Alors Buckingham se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie ; une douleur inconnue, inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et allait assiéger son cœur ; alors, pour prouver qu’il comprenait sa folie, et qu’il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d’étourderie, il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d’une écume épaisse, à ronger son frein près du carrosse, dans la foule des courtisans.

Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche.

— Bien ! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà raisonnable.

Ou un mot de Raoul.

— Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham.

Et Buckingham écoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu’aucune preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le modérateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une rupture, un éclat, un exil peut-être.

Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l’inconvenance de ses manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul.

Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c’était pour lui parler ou de son père, ou de d’Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était presque aussi enthousiaste que Raoul.

Raoul affectait principalement de ramener l’entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne, et surtout de son influence sur l’esprit de de Guiche. De Wardes avait cet œil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature ; il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse.

Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec résolution chez le comte cette corde toujours sonore de l’audace juvénile et de l’orgueil égoïste.

Or, il arriva qu’un soir, pendant une halte à Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et Raoul causant de leur côté en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans conséquence à cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manières et de son caractère conciliant :

— Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà bien malade et que ton pédagogue ne te guérit pas.

— Je ne te comprends pas, dit le comte.

— C’est facile cependant : tu dessèches d’amour.

— Folie, de Wardes, folie !

— Ce serait folie, oui, j’en conviens, si Madame était indifférente à ton martyre ; mais elle le remarque à un tel point qu’elle se compromet, et je tremble qu’en arrivant à Paris ton pédagogue, M. de Bragelonne, ne vous dénonce tous les deux.

— De Wardes ! de Wardes ! encore une attaque à Bragelonne !

— Allons, trêve d’enfantillage, reprit à demi-voix le mauvais génie du comte ; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire ; tu vois bien, d’ailleurs, que le regard de la princesse s’adoucit en te parlant ; tu comprends au son de sa voix qu’elle se plaît à entendre la tienne ; tu sens qu’elle entend les vers que tu lui récites, et tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise qu’elle a mal dormi ?

— C’est vrai, de Wardes, c’est vrai ; mais à quoi bon me dire tout cela ?

— N’est-il pas important de voir clairement les choses ?

— Non quand les choses qu’on voit peuvent vous rendre fou.

Et il se retourna avec inquiétude du côté de la princesse, comme si, tout en repoussant les insinuations de de Wardes, il eût voulu en chercher la confirmation dans ses yeux.

— Tiens ! tiens ! dit de Wardes, regarde, elle t’appelle, entends-tu ? Allons, profite de l’occasion, le pédagogue n’est pas là.

De Guiche n’y put tenir ; une attraction invincible l’attirait vers la princesse.

De Wardes le regarda en souriant.

— Vous vous trompez, Monsieur, dit tout à