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— Eh ! que diable ! c’est un fait ou tout au moins un dire.

— Silence ! dit le comte.

— Et pourquoi silence ? dit de Wardes : c’est un fait fort honorable pour la nation française. N’êtes-vous point de mon avis, monsieur de Bragelonne ?

— Quel fait ? demanda tristement Bragelonne.

— Que les Anglais rendent ainsi hommage à la beauté de vos reines et de vos princesses.

— Pardon, je ne suis pas à ce que l’on dit, et je vous demanderai une explication.

— Sans doute, il a fallu que M. de Buckingham père vînt à Paris pour que Sa Majesté le roi Louis XIII s’aperçût que sa femme était une des plus belles personnes de la cour de France ; il faut maintenant que M. de Buckingham fils consacre à son tour, par l’hommage qu’il lui rend, la beauté d’une princesse de sang français. Ce sera désormais un brevet de beauté que d’avoir inspiré un amour d’outre-mer.

— Monsieur, répondit Bragelonne, je n’aime pas à entendre plaisanter sur ces matières. Nous autres gentilshommes, nous sommes les gardiens de l’honneur des reines et des princesses. Si nous rions d’elles, que feront les laquais ?

— Oh ! oh ! Monsieur, dit de Wardes, dont les oreilles rougirent, comment dois-je prendre cela ?

— Prenez-le comme il vous plaira, Monsieur, répondit froidement Bragelonne.

— Bragelonne ! Bragelonne ! murmura de Guiche.

— Monsieur de Wardes ! s’écria Manicamp voyant le jeune homme pousser son cheval du côté de Raoul.

— Messieurs ! Messieurs ! dit de Guiche, ne donnez pas un pareil exemple en public, dans la rue. De Wardes, vous avez tort.

— Tort ! en quoi ? je vous le demande.

— Tort en ce que vous dites toujours du mal de quelque chose ou de quelqu’un, répliqua Raoul avec son implacable sang-froid.

— De l’indulgence, Raoul, fit tout bas de Guiche.

— Et ne vous battez pas avant de vous être reposés ; vous ne feriez rien qui vaille, dit Manicamp.

— Allons ! allons ! dit de Guiche, en avant, Messieurs, en avant !

Et là-dessus, écartant les chevaux et les pages, il se fit une route jusqu’à la place au milieu de la foule, attirant après lui tout le cortège des Français.

Une grande porte donnant sur une cour était ouverte ; de Guiche entra dans cette cour ; Bragelonne, de Wardes, Manicamp et trois ou quatre autres gentilshommes l’y suivirent.

Là se tint une espèce de conseil de guerre ; on délibéra sur le moyen qu’il fallait employer pour sauver la dignité de l’ambassade.

Bragelonne conclut pour que l’on respectât le droit de priorité.

De Wardes proposa de mettre la ville à sac.

Cette proposition parut un peu vive à Manicamp.

Il proposa de dormir d’abord : c’était le plus sage.

Malheureusement, pour suivre son conseil, il ne manquait que deux choses :

Une maison et des lits.

De Guiche rêva quelque temps ; puis, à haute voix :

— Qui m’aime me suive, dit-il.

— Les gens aussi ? demanda un page qui s’était approché du groupe.

— Tout le monde ! s’écria le fougueux jeune homme. Allons, Manicamp, conduis-nous à la maison que Son Altesse Madame doit occuper.

Sans rien deviner des projets du comte, ses amis le suivirent, escortés d’une foule de peuple dont les acclamations et la joie formaient un présage heureux pour le projet encore inconnu que poursuivait cette ardente jeunesse.

Le vent soufflait bruyamment du port et grondait par lourdes rafales.


LXXXIV

EN MER.


Le jour suivant se leva un peu plus calme, quoique le vent soufflât toujours.

Cependant le soleil s’était levé dans un de ces nuages rouges découpant ses rayons ensanglantés sur la crête des vagues noires.

Du haut des vigies, on guettait impatiemment.

Vers onze heures du matin, un bâtiment fut signalé : ce bâtiment arrivait à pleines voiles : deux autres le suivaient à la distance d’un demi-nœud.

Ils venaient comme des flèches lancées par un vigoureux archer, et cependant la mer était si grosse, que la rapidité de leur marche n’ôtait rien aux mouvements du roulis qui couchait les navires tantôt à droite, tantôt à gauche.

Bientôt la forme des vaisseaux et la couleur des flammes firent connaître la flotte anglaise. En tête marchait le bâtiment monté par la princesse, portant le pavillon de l’amirauté.

Aussitôt le bruit se répandit que la princesse arrivait. Toute la noblesse française courut au port ; le peuple se porta sur les quais et sur les jetées.

Deux heures après, les vaisseaux avaient rallié le vaisseau amiral, et tous les trois, n’osant sans doute pas se hasarder à entrer dans l’étroit goulet du port, jetaient l’ancre entre le Havre et la Hève.

Aussitôt la manœuvre achevée, le vaisseau amiral salua la France de douze coups de canon, qui lui furent rendus coup pour coup par le fort François Ier.

Aussitôt cent embarcations prirent la mer ; elles étaient tapissées de riches étoffes ; elles étaient destinées à porter les gentilshommes français jusqu’aux vaisseaux mouillés.

Mais en les voyant, même dans le port, se balancer violemment, en voyant au delà de la jetée les vagues s’élever en montagnes et venir se briser sur la grève avec un rugissement ter-