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un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu.

Ce n’est point qu’il fût vil de caractère ou humble d’esprit, non, il était philosophe, ou plutôt il avait l’indifférence, l’apathie et la rêverie qui éloignent chez l’homme tout sentiment du monde hiérarchique. Sa seule ambition était de dépenser de l’argent.

Mais, sous ce rapport, c’était un gouffre que ce bon M. de Manicamp.

Trois ou quatre fois régulièrement par année, il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche était bien épuisé, qu’il avait retourné ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu’il fallait au moins quinze jours à la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous prétexte que, restant couché, il n’en avait plus besoin.

Pendant cette prostration de force et d’esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, débordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même vie qu’auparavant.

Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu’ils valaient avait rendu notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous serions fort embarrassés de dire pourquoi il venait passer ses jours de pénitence.

Les débauchés de province, les petits-maîtres à six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence.

Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d’un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé, toujours besoigneux comme un Condé, empruntait souvent de l’argent à gros intérêt.

M. Malicorne tenait la caisse paternelle.

C’est-à-dire qu’en ce temps de facile morale il se faisait de son côté, en suivant l’exemple de son père et en prêtant à la petite semaine, un revenu de dix-huit cents livres, sans compter six cents autres livres que fournissait la générosité du syndic, de sorte que Malicorne était le roi des raffinés d’Orléans, ayant deux mille quatre cents livres à dilapider, à gaspiller, à éparpiller en folies de tout genre.

Mais, tout au contraire de Manicamp, Malicorne était effroyablement ambitieux. Il aimait par ambition, il dépensait par ambition, il se fût ruiné par ambition.

Malicorne avait résolu de parvenir à quelque prix que ce fût ; et pour cela, à quelque prix que ce fût, il s’était donné une maîtresse et un ami.

La maîtresse, mademoiselle de Montalais, lui était cruelle dans les dernières faveurs de l’amour ; mais c’était une fille noble, et cela suffisait à Malicorne.

L’ami n’avait pas d’amitié, mais c’était le favori du comte de Guiche, ami lui-même de Monsieur, frère du roi, et cela suffisait à Malicorne.

Seulement, au chapitre des charges, mademoiselle de Montalais coûtait par an :

Rubans, gants et sucreries, mille livres.

De Manicamp coûtait, argent prêté jamais rendu, de douze à quinze cents livres par an.

Il ne restait donc rien à Malicorne. Ah ! si fait, nous nous trompons, il lui restait la caisse paternelle.

Il usa d’un procédé sur lequel il garda le plus profond secret, et qui consistait à s’avancer à lui-même, sur la caisse du syndic, une demi-douzaine d’années, c’est-à-dire une quinzaine de mille livres, se jurant bien entendu, à lui-même, de combler ce déficit aussitôt que l’occasion s’en présenterait.

L’occasion devait être la concession d’une belle charge dans la maison de Monsieur, quand on monterait cette maison à l’époque de son mariage.

Cette époque était venue, et l’on allait enfin monter la maison. Une bonne charge chez un prince du sang, lorsqu’elle est donnée par le crédit et sur la recommandation d’un ami tel que le comte de Guiche, c’est au moins douze mille livres par an, et, moyennant cette habitude qu’avait prise Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze mille livres pouvaient s’élever à vingt.

Alors, une fois titulaire de cette charge, Malicorne épouserait mademoiselle de Montalais ; mademoiselle de Montalais, d’une famille où le ventre anoblissait, non-seulement serait dotée, mais encore ennoblirait Malicorne.

Mais, pour que mademoiselle de Montalais, qui n’avait pas grande fortune patrimoniale, quoiqu’elle fût fille unique, fût convenablement dotée, il fallait qu’elle appartînt à quelque grande princesse, aussi prodigue que Madame douairière était avare.

Et afin que la femme ne fût point d’un côté pendant que le mari serait de l’autre, situation qui présente de graves inconvénients, surtout avec des caractères comme étaient ceux des futurs conjoints, Malicorne avait imaginé de mettre le point central de réunion dans la maison même de Monsieur, frère du roi.

Mademoiselle de Montalais serait fille d’honneur de Madame, M. Malicorne serait officier de Monsieur.

On voit que le plan venait d’une bonne tête, on voit aussi qu’il avait été bravement exécuté.

Malicorne avait demandé à Manicamp de demander au comte de Guiche un brevet de fille d’honneur.

Et le comte de Guiche avait demandé ce brevet à Monsieur, lequel l’avait signé sans hésitation.

Le plan moral de Malicorne, car on pense bien que les combinaisons d’un esprit aussi actif que le sien ne se bornaient point au présent et s’étendaient à l’avenir, le plan moral de Malicorne, disons-nous, était celui-ci :

Faire entrer chez Madame Henriette une femme dévouée à lui, spirituelle, jeune, jolie et intrigante ; savoir, par cette femme, tous les secrets féminins du jeune ménage, tandis que lui, Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, à eux deux, tous les mystères masculins de la jeune communauté.

C’était par ces moyens qu’on arriverait à une fortune rapide et splendide à la fois.

Malicorne était un vilain nom ; celui qui le